Le Dharma primordial
Lama Denys Teundroup
Extrait d'une conférence donnée le 07/05/97
Le titre "Le Dharma primordial" nécessite quelques explications. "Dharma", le terme vous est familier. Notons néanmoins d'abord que dans son étymologie, dans son sens tibétain, "tcheu" est, certaines fois, rendu par "transformation". Il y a dans l'idée de "tcheu", c'est-à-dire dans l'idée de Dharma, le sens d'une opération transformante et dans ces différents registres, "Dharma" signifie l'expérience habituelle, les phénomènes, il signifie la Voie du Bouddha, il signifie aussi la Réalité. Il est souvent bon de rappeler, bien qu'il n'y paraisse pas dans un regard ou une écoute superficielle, que ces trois sens sont intimement liés, le Dharma, enseignement ou voie du Bouddha, étant justement cette voie opérant cette transformation en laquelle l'expérience habituelle, Dharma, se trouve transformée ou transmutée en l'expérience de la Réalité, de la Réalité foncière et on le verra celle-ci peut se nommer aussi la Réalité Primordiale.
Il y a une réalité de surface, une réalité conventionnelle, celle que nous nommons habituelle et il y a cette réalité profonde, celle que nous nommons aussi Réalité ultime et absolue et la Voie, globalement, permettant cette libération, par rapport à la réalité des projections habituelles, en entrant dans l'expérience de la réalité profonde. On pourrait exprimer cela aussi en parlant du passage de la réalité du samsara ou expérience habituelle, expérience du jeu des projections de l'esprit dualiste à la réalité éveillée qui est une réalité non duelle, une réalité qui vit l'expérience telle qu'elle est dans l'immédiateté ou l'intelligence en soi. Cette intelligence en soi ou cette immédiateté étant l'expérience du Bouddha, l'expérience d'Eveil.
C'est ici que se situe le deuxième mot de ce titre Dharma "Primordial". L'expérience d'Eveil, l'expérience d'un Bouddha, elle est primordiale dans le sens où elle est "première", où elle est antérieure aux illusions ; elle est originelle. L'expérience d'un Bouddha, l'Eveil, est cette expérience qui se vit avant que nous n'habitions en notre expérience et c'est dans ce sens qu'elle peut être dite "première" ou "primordiale". Cette notion se retrouve dans ce qu'on nomme "Bouddha jnana". "Jnana" en sanscrit ou "Yéshé" en tibétain a le sens d'intelligence primordiale ou d'expérience primordiale. Dans l'étymologie tibétaine, "yéshé" se décompose en : "yé", ayant justement le sens de "primordial" et "shé", celui de "cognition". "Yéshé" qui est l'expérience d'un Bouddha" ("Jnana Bouddha" en sanscrit) est la cognition primordiale. Cette cognition est primordiale, étant antérieure à la conception. Elle est primordiale dans le sens où elle ne passe pas par l'interprétation, le jeu conceptuel, la conception habituelle. Elle ne passe pas par le medium, l'intermédiaire, le schéma interprétationniste et conceptuel des modalités cognitives qui sont celles de la pensée. C'est une expérience simple - sauf si on essaie d'en parler !. Tellement simple d'ailleurs que, dans sa nature, elle échappe à toute représentationn et d'une façon très évidente puisqu'elle est justement cette intelligence ou cette vision nue ou dépouillée qui, immédiatement, perçoit l'instantanéité présente.
Je voudrais, un instant, insister sur cette notion d'immédiateté. Le mot français "immédiateté" peut s'entendre de deux façons : étant immédiat, c'est-à-dire instantané, dans l'instantanéité présente et étant aussi immédiat au sens où cette expérience ne passe pas par le médium c'est-à-dire l'intermédiaire, ici, de la conception, des représentations, du mental, des noms et des formes et des catégories habituelles. Vous êtes, un certain nombre d'entre vous, familiers avec la notion des modalités de connaissance valide dans la tradition du Bouddha. Il y a deux modes de connaissance valide, l'un étant dans la logique, l'inférence juste et l'autre étant justement l'expérience yoguique immédiate. L'inférence juste est un mode de connaissance valide, analytique, logique, discursive, conceptuelle au niveau relatif et l'expérience yoguique directe, immédiate est le mode de connaissance valide le plus profond ; il est, lui, immédiat et en ce sens "primordial".
Cette notion d'expérience primordiale peut se décliner dans les terminologies de différents systèmes philosophiques bouddhistes et non bouddhistes d'ailleurs. Lorsque que l'on parle d'"anatman", de non-soi, - et le Bouddha fut et est Celui qui enseigne le non-soi, l'anatman -, le soi entendu comme "moi", comme sujet observateur, est, (lorsqu'il est absent, c'est-à-dire dans l'absence du soi, du sujet observateur) cette expérience d'immédiateté. Le moi, l'ego, le soi (entendez ici que sommairement moi, ego et soi sont utilisés comme synonymes), le moi sujet est ce qui opère la séparation, ce qui fait la dualité et ce qui fait que l'expérience qui se vit est appropriée. Le moi est un processus d'appropriation qui possède l'expérience ou qui fait que l'expérience se trouve appropriée par un point de référence observateur qui se perçoit comme "moi", l'expérience yoguique étant l'apprentissage de l'insubstantialité ou du caractère fictif de ce moi qui n'a qu'une réalité d'impression, qu'une réalité conventionnelle, une réalité d'apparence. Et non seulement l'intelligence de son caractère composite, interdépendant est foncièrement fictif, mais aussi le dépassement de l'expérience de celui-ci comme l'impression d'être un moi séparé et coupé de l'altérité, des autres et du monde. Aussi, le non-moi (non-soi, non-ego) est cette expérience de non dualité qui est celle aussi d'une participation directe et immédiate, ce qui rejoint simplement cette notion d'expérience primordiale ou d'intelligence primordiale.
Cette notion d'expérience primordiale pourrait être présentée dans la terminologie de la Prajnaparamita. Elle est l'expérience de la Prajnaparamita. Qu'est-ce que l'expérience de la Prajnaparamita ? "C'est voir l'espace", dit un Sutra. Qu'est-ce que voir l'espace ? C'est "ne pas voir" car ne pas voir est la vision du Bouddha. La vision sans observateur, la vision sans voyeur est cette vision du Bouddha, en ce sens. Cette même notion peut se dire "Boddicitta absolue", le coeur-esprit éveillé dans sa dimension absolue, dans sa réalité absolue, "absolue" s'entendant comme ce qui ne dépend pas de quelque chose d'autre, qui est sans autre, non dualiste. Cette même expérience immédiate, primordiale est ce à quoi conduisent les pratiques de Mahamoudra, les pratiques de Dzogchen, et d'une façon générale toutes les pratiques yoguiques de méditation, que l'on nomme celles-ci Chamatta, Vipashana, Mahamoudra, Dzogchen ou quelque autre nom que ce soit. Je suggère simplement, ici, que cette expérience qui est l'expérience d'Eveil est naturellement ce à quoi conduisent toutes les pratiques d'éveil c'est-à-dire simplement toutes les pratiques du Dharma.
Je voudrais maintenant que nous considérions un point qui va être très important. Cette expérience première, cette intelligence immédiate, "Bouddha Jnana", en sa nature, est la totalité des qualités éveillées. Cette notion se trouve développée dans de grands traités du Mahayana, je pense en particulier à Asanga dans le Hatnagotradibanga (...?) ou d'autres de ces cinq principaux traités. Les qualités éveillées, les qualités de Bouddha, dans toutes leurs multiplicités, la myriade des qualités éveillées qui viennent du mûrissement, des bienfaits, et du dévoilement des enveloppes qui masquent la nature de l'esprit, "expérience éveillée", comme on dit dans l'expression traditionnelle, ces myriades de qualités éveillées et toutes, quelles qu'elles soient, sont les qualités mêmes de cette expérience primordiale dans toute la richesse et la multiplicité de ses aspects. Il est commun de présenter les deux pôles de l'enseignement du Bouddha, surtout dans le Mahayana, comme étant Prajna et Upaya, la Compréhension et la Compassion.
La Compréhension est l'intelligence de la nature de la Réalité, l'intelligence de l'interdépendance de toute chose, de toute expérience, l'interdépendance généralisée qui est synonyme de Vacuité.
En ce qui concerne la Compassion, il est classique d'en considérer trois aspects :
1) La Compassion en référence aux êtres, c'est-à-dire la qualité de coeur qui fait que non seulement l'on n'est pas indifférent, mais l'on est profondément touché et réceptif lorsque l'on est en présence de quelqu'un qui souffre ou qui a une difficulté. La compassion, intelligence du coeur, telle qu'elle se vit dans la relation interpersonnelle, relationnelle, d'expérience de l'autre, dans sa réalité. Compassion s'entend, ici, comme "partager avec", participer à la réalité de l'autre, dans un coeur et un esprit ouvert.
2) La compassion en référence à la Réalité (la Réalité est ici Dharma car c'est un des sens du mot Dharma), c'est une forme de compassion plus profonde que la première, au sens où elle vit la situation dans l'intelligence de sa nature et dans l'intelligence de l'illusion qui est la cause de la souffrance et aussi dans l'intelligence-expérience de la participation réelle qu'il y a entre l'amant et l'aimé, le compatissant et celui pour lequel la compassion se vit.
3) Ensuite, la troisième forme de Compassion est sans référence et sans "pourquoi", sans notion, sans idée, sans justification. Elle ne repose pas sur un raisonnement ni sur une notion , ni sur quoi que ce soit. Cette Compassion sans référence qui est celle du Bouddha, des Eveillés, est précisément la nature même de l'expérience immédiate ou de l'expérience primordiale. L'Eveillé, qui vit cette expérience primordiale, vit cette compassion sans référence. Le point important, ici, est que cette compassion qu'on peut dire aussi "fondamentale" n'est pas fabriquée. Elle est au plus profond de notre expérience dans sa qualité et sa dimension primordiale lorsque le moi, l'ego, l'individualité n'habite plus cette expérience. Il y a alors cette compassion fondamentale que l'on nomme, dans la tradition Mahamoudra-Dzogchen, la "sensivité". Sensivité est une façon de traduire le terme tibétain "toudjé" aussi fréquemment traduit par "compassion", mais si l'on dit "compassion" simplement, on perd une dimension essentielle de "toudjé". Le mot français "compassion" est par trop entendu comme une attitude condescendante ou miséricordieuse, ou même d'amour mais dans le sens d'un amant et d'un aimé, alors que "sensivité" rend que cette expérience est celle d'une sensibililité, d'une sensivité des sens, essentielle, une qualité d'expérience qui est celle d'une réceptivité complète et aussi d'une disponibilité complète, une expérience sans barrière, sans obstacle pour accueillir et pour recevoir, vivre l'altérité, l'autre, tel qu'il est, et en même temps sans obstacle et sans barrière pour être disponible, présent pour répondre. Une réponse qui n'est pas, à ce niveau, délibérée, mais qui est harmonieuse et spontanée dans l'énergie même de la situation.
Sensivité, cette compassion fondamentale, s'entend comme réceptivité, disponibilité. Cette compassion fondamentale-sensivité est une qualité de cette expérience primordiale. Sa Sainteté le Dalaï-Lama dit souvent, et il le répétait encore récemment : "On peut vivre sans religion mais on ne peut pas vivre sans compassion". On peut très bien ne pas adhérer à une religion en tant que système de pensée philosophique, théologique, système de croyances ou de perception du monde ou de l'environnement, par contre on ne peut pas, humainement, vivre sainement sans cette dimension de compassion qui est, dans ce qu'elle a de fondamental, cette expérience primordiale, une attitude d'ouverture et de sensivité.
Si la compassion, telle que nous venons d'en parler, est une qualité de cette expérience primordiale, la compréhension, "prajna", l'est tout autant. ""Prajnaparamita", l'intelligence immédiate ou l'intelligence en soi , est l'intelligence qui s'expérimente en elle-même, étant ce qui se vit en soi. Certains, en termes philosophiques, en parleraient en tant qu'intelligence réflexive. En tout cas, c'est une expérience mondialiste qui se vit en soi et qui est cette expérience primordiale. Ceci, tout simplement, pour montrer comment en cette expéprience primordiale, se trouvent - en ses qualités les plus profondes - réunies aussi bien la compassion que la compréhension, aussi bien l'Amour que l'Intelligence. Et ces deux pôles sont "upaya" (méthode, moyens) et "prajna" (intelligence, compréhension). Si nous avons pris ces deux pôles qui résument, d'une certaine façon, tout l'enseignement, c'est pour la simplicité de l'exposé, car, en fait, toutes les qualités éveillées se trouvent essentiellement dans cette expérience primordiale.
Arrivés à ce point, nous pourrions développer beaucoup, montrer comment les trois apprentissages : l'éthique, la discipline ou la méditation-présence, la compréhension-intelligence procèdent, dans leurs qualités essentielles, de cette expérience primordiale, mais je pense qu'il serait plus intéressant d'examiner quel est l'intérêt d'une telle vision : "Dharma primordial".
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