« Je ne suis pas du tout un mystique. Je suis plus doué pour la pensée que pour la vie, et plus doué pour la pensée conceptuelle que pour l'expérience spirituelle. Mais j'ai eu au moins quelques moments de simplicité ; en vérité, extrêmement rares. Cependant, la première expérience était assez forte et assez nette pour qu'au fond toute ma vie en soit définitivement changée. Toute ma vie et toute ma pensée.
Je devais avoir vingt-cinq ans. Je me promenais avec des amis, la nuit, dans une forêt. Nous étions quatre ou cinq. Plus personne ne parlait. Tout à coup voilà une expérience que je n'avais jamais vécue.
C'était quoi cette expérience ? C'était un certain nombre de mise entre parenthèses.
Mise entre parenthèses du temps ; c'est ce que j'appelle l'éternité. Tout à coup il n'y avait plus le passé, le présent, l'avenir. Il n'y avait plus que le présent. Là où il n'y a plus que le présent ce n'est plus du temps, c'est l'éternité.
Mise entre parenthèses du manque. Tout d'un coup, et sans doute pour la première fois de ma vie, plus rien ne manquait. Mise entre parenthèses du manque ; c'est ce que j'appelle la plénitude.
Mise entre parenthèses du langage, de la raison, du logos ; c'est ce que j'ai appelé le silence. Pour la première fois peut-être de ma vie, je n'étais pas séparé du réel par des mots. J'étais de plein pied dans le réel.
Mise entre parenthèses de la dualité. A la fois de la dualité entre moi et tout le reste ; c'est ce que j'appelle l'unité. J'étais un avec , un avec tout.
Mise entre parenthèses aussi de la dualité entre moi et moi, entre la conscience et l'ego. Je n'étais qu'une pure conscience sans ego ; c'est ce que j'appelle la simplicité.
Mise entre parenthèses de l'espérance et de la peur. Bien sûr, puisque j'étais dans le pur présent. Pour la première fois de ma vie peut-être, et pour l'une des dernières, je n'avais peur de rien. Ca, c'est une expérience très étonnante. Tout à coup, vous n'avez peur de rien ! C'est ce que j'appelle, c'est ce qu'on appelle la sérénité.
Une mise entre parenthèses du combat. Tout à coup je n'avais pas à me battre. C'est ce que j'appelle la paix.
Enfin, mise entre parenthèses, et c'était le plus étonnant, de tout jugement de valeur ; et c'est ce que j'ai mis plusieurs années à appeler l'absolu.
Naturellement, tous ces mots trahissent l'expérience, parce qu'elle était par définition, intégralement silencieuse. »
André Comte-Sponville, dans Jacques Casterman, Comment peut-on être zen ? Edition du Relié, 2009, p. 93.
Vu sur le blog de José le Roy : eveilphilosophie