jeudi 28 janvier 2021

• Ce qui cherche la connaissance est la connaissance même - Ramesh Balsekar

Dans ce livre, Ramesh Balsekar nous présente l’œuvre majeure, l’Anubhavamrita, d’un jeune sage Indien non-dualiste du treizième siècle, Jnaneshwar (1275-1296). Déjà le texte en lui-même, à la fois poétique et philosophique, serait assurément une formidable source d’inspiration mais les commentaires de Balsekar, éclairés par l’enseignement de Nisargadatta Maharaj, nous permettent une percée plus précise dans la compréhension même de ce qu’est une approche réellement non-duelle, et de ses implications dans notre vie quotidienne.

Le sujet du livre est que la dualité entre l’Absolu non-manifesté et la manifestation de l’univers est illusoire et n’existe pas réellement. Jnaneshwar et Ramesh affirment que c’est uniquement lorsque l’identification à l’entité individuelle est totalement abandonnée que nous demeurons tel que nous sommes vraiment.

Ramesh Balsekar nous offre ici l’opportunité de goûter en sa compagnie l’essence même de l’expérience de l’immortalité, ICI ET MAINTENANT. A défaut d’en faire l’expérience, le lecteur attentif, qui accepte de laisser de côté tout ce qu’il sait ou croit savoir, se retrouve dans une ouverture, une disponibilité, où le pressentiment de CE QUI EST prend le relais.

Ramesh nous le rappelle : CE QUI EST est toujours là, tellement simple, qu’il suffit de cesser de conceptualiser, d’imaginer, de fantasmer, pour que cela saute aux yeux. Nous sommes d’ores et déjà ce que nous cherchons, la liberté, la quiétude. Nisargadatta, Balsekar, nous invitent ici à simplement ÊTRE.

Extraits choisis publiés avec l'aimable accord des Éditions Accarias-l'Originel

Le Vide et le Plein

L’ignorance est transitoire, et c’est la pure connaissance qui prévaut. C’est comme la prévalence de l’état de veille qui subit la nature éphémère de l’état de sommeil.

A l’aide d’un miroir, le visage voit sa ressemblance, mais c’est le visage seul qui existe fondamentalement.

De même, l’ignorance momentanée s’identifie à chaque être sensible, mais fondamentalement, la connaissance essentielle prévaut, autrement ce serait comme un poignard se transperçant lui-même.

Dans ces versets, le sage fait allusion à l’émergence de la conscience dans l’état originel de la totalité du potentiel, la pure subjectivité, quand, naturellement, comme il y a absence complète d’objectivité, il n’est pas question de quelqu’un ou de quelque chose qui éprouve un sentiment de présence. C’est uniquement dans cet état d’unicité que le sentiment de présence survient (JE SUIS, c’est-à-dire la conscience), et que simultanément il produit sur lui-même la totalité de la manifestation et dans le même temps les concepts d’espace et de temps en lesquels le phénoménal va s’étendre.

Cette conscience impersonnelle sur laquelle la manifestation se déploie est la « connaissance » dont le sage parle ici, et « l’ignorance » est le stade où la conscience impersonnelle (ou universelle), après s’être objectivée dans la dualité de la manifestation en tant que sujet et objet, s’identifie à chaque être sensible. Quand cette personnalisation de la conscience impersonnelle a lieu, l’ego individuel, ou le « concept-moi » naît. C’est cet ego individuel ou ce « concept- moi » qui est la « servitude » de laquelle la « libération » est recherchée. Et la « libération » est la réalisation que c’est la conscience impersonnelle ou universelle qui est notre véritable nature, et que l’objet phénoménal auquel cette conscience s’est identifiée est purement une aberration ou une illusion, une apparition qui n’a pas la possibilité d’avoir d’existence indépendante propre.

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La connaissance pure ne peut pas être consciente d’elle-même ;

L’œil peut-il se voir lui-même ?

La connaissance pure ne peut pas se connaître elle-même, parce que le connaissant et le connu sont un. La connaissance qui tente de se connaître elle-même serait comme la pure subjectivité tentant de se trouver en tant qu’objet. Ce serait comme l’œil tentant de se voir lui-même. La pure subjectivité (la connaissance pure) n’a pas la moindre trace d’objectivité, et donc elle ne peut pas se connaître elle- même ; si elle s’objectivait, ce ne pourrait être que dans la dualité et il ne resterait plus alors de pure subjectivité. En d’autres mots, ce qui cherche la connaissance est la connaissance même, le chercheur et le cherché sont un seul et le même. En fait, c’est seulement quand on réalise que le chercheur ne peut pas être trouvé que le but de la recherche est atteint, parce que la recherche (le  fonctionnement de la recherche) ne se produit que dans l’esprit divisé à travers la division du sujet et de l’objet, du chercheur et du cherché. Notre véritable nature n’est pas le dispositif phénomènes que nous voyons, mais le fonctionnement même de la manifestation (voir, faire, penser) sans le moindre sujet pour voir un objet. Comme Nisargadatta Maharaj le disait : JE SUIS ce qui connaît, comment pourrais-je me connaître moi-même ?

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25. Si « tout ce qui est » ne peut être déclaré ni présent ni absent, cela ne signifie-t-il pas que « tout ce qui est » est juste « rien » ?

26. (A cette objection ou interrogation, la réponse est) qui (ou quoi) s’interroge pour savoir si « tout ce qui est » doit être le « néant » ?

27. Quiconque (ou quoi que ce soit) en est arrivé à la conclusion du « néant », est forcément présent pour faire cette objection. Nommer « CELA » le néant serait donc un reproche ridicule.

Les aspects de présence et d’absence sont tous deux des concepts phénoménaux, et donc, ils ne peuvent pas s’appliquer à ce qui est cela même qui conçoit. 

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Ce que le sage dit entre les lignes dans ce chapitre, c’est que comme ce-que-nous-sommes-vraiment est par nature absolument libre et totalement inconditionné, tout concept (et tout désir) de libération ou de réalisation personnelle ou d’illumination, est en soi un obstacle à l’aperception impersonnelle de cette liberté. Dans tous les cas, une telle aperception ne peut pas être un objet perceptible par un percevant. Il ne peut y avoir que la perception même, qui est elle-même la Vérité. En essayant d’appréhender la Réalité, l’erreur qui voile toute compréhension est cette tentative de comprendre ce-que-nous-sommes (la Réalité) sur une base objective, alors que la Réalité est pure subjectivité, le sujet unique sans la moindre trace de qualité objective. En fait, la Réalité est cela sur quoi apparaît la manifestation temporelle du phénoménal, qui est prise à tort par l’objet sensible pour « réelle ». Que l’apparition phénoménale soit présente ou absente, le substrat de la Réalité (Ce-que-nous-sommes-vraiment) est éternellement présent à part entière, indépendamment de la manifestation phénoménale temporelle. Au niveau conceptuel, la disparition à la fois de la présence et de l’absence des apparitions manifestées, laisse un vide, un néant, mais le vide, ou le néant conceptuel, est en réalité une plénitude (un plenum potentiel) qui représente la présence Nouménale absolue, ou l’absence totale du phénoménal. C’est inconcevable simplement parce que c’est Cela qui conçoit, et la conception ne peut pas concevoir la conception. En d’autres termes, le sage attire notre attention sur le sujet (qui n’apparaît pas pour exister) sur lequel l’objet peut apparaître comme quelque chose qui est phénoménalement absent.

mercredi 27 janvier 2021

• La connaissance de la connaissance elle-même - S. Rinpoché

 

Parmi les nombreux aspects de l'esprit, on en distingue plus particulièrement deux. Le premier est l'esprit ordinaire, que les Tibétains appellent sem. Un maître le définit ainsi : « Cela même qui est doté d'une conscience discriminante, cela qui possède un sens de la dualité - qui saisit ou rejette ce qui est extérieur lui : tel est l'esprit. Fondamentalement, il est ce que l'on associe à l'"autre" - tout "objet" perçu comme différent de celui qui perçoit » Sem est l'esprit discursif, dualiste, l'esprit« qui pense », qui ne peut fonctionner qu'en relation avec un point de référence extérieur projeté par lui et faussement perçu.

Sem est donc l'esprit qui pense, intrigue, désire, manipule, qui s'enflamme de colère, crée des vagues d'émotions et de pensées négatives et s'y complaît. C'est l'esprit qui doit sans relâche se justifier, consolider son « existence » et en prouver la validité en fragmentant l'expérience, en la conceptualisant et en la solidifiant. Inconstant et futile, l'esprit ordinaire est la proie incessante des influences extérieures, des tendances habituelles et du conditionnement : les maîtres le comparent à la flamme d'une bougie dans l'embrasure d'une porte, vulnérable à tous les vents des circonstances.

Perçu sous un certain angle, sem apparaît comme vacillant, instable, avide, se mêlant sans cesse de ce qui ne le regarde pas ; son énergie se consume en une constante projection vers l'extérieur. Parfois, il me fait penser à un pois sauteur mexicain, ou un singe dans un arbre, bondissant sans répit de branche en branche. Cependant, vu sous un autre angle, l'esprit ordinaire possède l'immobilité minérale que donnent des habitudes invétérées, une stabilité morne et factice, une inertie vaniteuse, autoprotectrice. Sem se révèle aussi rusé qu'un politicien retors ; il est sceptique, méfiant, expert dans la fourberie et la ruse, « fort astucieux dans les jeux de la tromperie », écrivait Jamyang Khyentsé. C'est au sein de cet esprit ordinaire chaotique, confus, indiscipliné et répétitif - sem - que nous faisons l'expérience, encore et toujours, du changement et de la mort.

Le deuxième aspect est la nature même de l'esprit, son essence la plus profonde, qui n'est absolument jamais affectée par le changement ou par la mort. Pour le moment, elle demeure cachée à l'intérieur de notre propre esprit - notre sem - enveloppée et obscurcie par l'agitation mentale désordonnée de nos pensées et de nos émotions. De même que les nuages, chassés par une forte bourrasque, révèlent l'éclat du soleil et l'étendue dégagée du ciel, ainsi une inspiration, dans certaines circonstances particulières, peut-elle nous dévoiler des aperçus de la nature de l'esprit. Ces aperçus peuvent être d'intensité et de profondeur très différentes mais de chacun émane une certaine lumière de compréhension, de sens et de liberté. En effet, la nature de l'esprit est la source même de toute compréhension. En tibétain, nous l'appelons Rigpa, conscience claire primordiale, pure, originelle, à la fois intelligence, discernement, rayonnement et éveil constant. On pourrait dire qu'elle est la connaissance de la connaissance elle-même.

In Le livre tibétain de la vie et de la mort - Éditions de la Table Ronde.

jeudi 21 janvier 2021

• Comme si une brèche s'ouvrait enfin dans ce mur compact qui nous isole - J. M. G. Le Clézio

J'ouvre les yeux. Je suis devant ce qui n'est à personne, ne sera à personne. Je ne peux plus imaginer de barrières ni de murs. Je suis en contact avec l'air, je suis dans la beauté immédiate.(...)La couleur m'emporte, m'abolit. Comme si j'étais né à cette instant même, sans père ni mère, mais réellement apparu devant la mer et le ciel, mais ce n'est pas moi qui nomme cela, qui utilise cela par mes paroles ou par mes rêves. Devant l'espace, je cesse et je disparais, et c'est la mer qui me donne ma vie, mon être. Les questions se taisent. Ce n'est pas la raison, ni le doute, ni même le désir de ne faire plus qu'un avec l'espace, qui me font comprendre la nécessité de cette disparition de ma personne... Ce que je dois savoir ne peut venir de moi vers le monde : mais au contraire, du monde vers moi, pourvu que je puisse rester les yeux ouverts.(...) Tant d'hommes, tant d'animaux ont vu cela, jour après jour. Mais leur regard n'a pas laissé de traces. Ils étaient seulement dans l'histoire de la vie, pour bouger, pour aimer, pour mourir. C'était cette beauté, ici même, nette et précise, la beauté que l'on voit et qui vous voit, la seule vérité dans la lumière qui ne peut s'éteindre.... 

(...) Tout se rencontre et se touche. Le regard qui vient du monde trouve le regard de mes yeux, éclaire avec le soleil. Le regard n'est pas mon regard, il ne m'appartient pas. C'est un regard unique, où sont joints tous les regards du monde...

Et tout à coup on trouve dans la foule un homme (...) Il vous regarde en retour, si profondément qu'il va au delà de vos pensées, jusqu'à votre cœur, là où vibre votre propre clarté. Il vous regarde, ne vous juge pas, parce que le monde auquel il appartient est plus grand, plus durable que les appréciations des hommes.(...) Quelque chose vit dans le visage de cet homme. Quelqu'un y habite. Il est la personne même, l'invincible présence de la personne.(...)

La beauté est ailleurs. Elle est là, simplement, offerte aux sens, libre et sans limites comme le ciel, transparente aussi.

Pour voir cela il n'est pas nécessaire d'être en ascèse ni en religion. Pour voir cette clarté, il suffit de regarder. Mais il faut que le regard se libère de ses habitudes, et que l'esprit s'ouvre vraiment, sans rien qui retienne ou protège (....)

Parfois on rencontre ceux qui sont simples. On voit leur lumière, on sent la pureté de leur souffle, la netteté de leur regard. Alors c'est comme si quelque chose cédait enfin dans ce réseau infini de protection et d'interdiction qui nous entoure, comme si une brèche s'ouvrait enfin dans ce mur compact qui nous isole...


Vu sur le site Éclore en conscience, de Dan Speerschneider 

samedi 9 janvier 2021

• Je suis impersonnel - Stéphane Mallarmé

 

Je suis maintenant impersonnel.

J’avoue, du reste, mais à toi seul, que j’ai encore besoin, tant ont été grandes les avaries de mon triomphe, de me regarder dans cette glace pour penser, et que si elle n’était pas devant la table où je t’écris cette lettre, je redeviendrais le Néant.

C’est t’apprendre que je suis maintenant impersonnel, et non plus Stéphane que tu as connu, — mais une aptitude qu’a l’Univers Spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi.

Fragile comme est mon apparition terrestre, je ne puis subir que les développements absolument nécessaires pour que l’Univers retrouve, en ce moi, son identité.