En apprenant le décès d'U.G et la manière dont il s'était abandonné dans la dernière étape de son « histoire personnelle », je me remémorai les instants passés en sa compagnie, il y a quelques années de cela, où déjà j'avais pressenti qu'il mettrait en application sa manière de penser à ce sujet, lorsqu'il m'avait dit : « Si je tombais malade, alors je me coucherais tel un chien près d'un arbre, je geindrais et puis, ciao, me laisserais aller sans faire d'histoires ». U.G fut à la fois un être des plus simples et des plus étonnants qu'il m'ait été donné de rencontrer. La clef de sa vie pourrait se résumer dans cette phrase : « Au milieu des épines… je marche ».
Charles Antoni
Joël Labruyère : Originaire de l'Inde, U. G. Krishnamurti - à ne pas confondre avec l'autre Krishnamurti, mondialement célèbre - est assez peu connu. Gopala ne veut pas être importuné, et vous êtes le dernier à l'avoir rencontré pour lui soutirer quelques confidences. Peut-on dire de ce personnage qu'il est une sorte d'anti-gourou ?
Charles Antoni : U.G. est un personnage au-delà de toutes les normes. C'est un anti-tout. Il vient de Madras où il fut élevé dans le cadre de la Société Théosophique. Ses parents, qui lui prédisaient un destin particulier, l'avaient mis dans une école théosophique pour qu'il bénéficie d'un environnement privilégié. Il a suivi l'évolution de Krishnamurti, l'enfant chéri des théosophes, élevé pour devenir le messie du vingtième siècle, mais qui leur a cassé la baraque en rejetant toute autorité spirituelle. Cela lui a sans doute montré la voie. U.G. a poursuivi sa recherche en rencontrant d'autres maîtres tel Ramana Maharshi, mais je crois que Krishnamurti l'a beaucoup influencé. Après la rupture de Krishnamurti avec la sphère des « maîtres », U.G. a conclu que tout cela n'était qu'un fatras.
J. L. : Krishnamurti a dit : « J'ai pulvérisé le rocher sur lequel j'ai grandi », et « il n'y a pas de chemin qui conduise à la vérité. » UG ne veut-il pas là en rajouter une couche ?
C. A. : Oui, dans la foulée, on peut dire qu'U.G. a voulu pulvériser Krishnamurti également, du moins en paroles. U.G. pense que Krishnamurti s'est malgré tout cantonné dans une position d'autorité, tout en rejetant toutes les autorités. Quant à lui, U.G. rejette radicalement toutes les spiritualités. Il pense que cela ne mène nulle part. Il rejette également le matérialisme, ce qui signifie qu'il ne reste pas grand chose. C'est pourquoi U.G. peut être dangereux pour des personnes qui n'ont pas assez navigué à travers les doctrines spirituelles. Tout à coup, on ne sait plus à quel saint se vouer. Si tout est bidon, où sont les bornes pour se tenir debout ? Par contre, l'expérience d'U.G est instructive pour un chercheur qui s'est cassé la figure sur les peaux de bananes du supermarché spiritualiste.
J. L. : Quelle est l'idée dominante qui ressort de la démarche d'U.G. ?
C. A. : Il dit qu'on a très peu de chance d'arriver à quelque chose. Son idée, c'est de retrouver l'état naturel, ce que nous sommes tout simplement. Il ne s'agit pas de retourner à l'état animal, mais de ne prendre en compte que les besoins naturels. Il faut revenir à l'état naturel, sans la complication du mental. Pour U.G., le mental est en trop. Cela ne nous empêche pas de savoir ce qu'est un feu rouge, mais la connaissance utile s'arrête là. Je pense que dans le fond, il nie l'évolution humaine en prenant pour exemple l'état lamentable du monde. S'il y a une certaine évolution technologique, on voit bien par ailleurs qu'il se crée des foyers de guerre partout. L'évolution humaine est rudimentaire. Elle n'est faite que de bonnes intentions. U.G. prend l'exemple de l'Inde. Voilà une grande civilisation spirituelle où l'on crève de faim en invoquant le ciel. Il y a quand même un problème.
J. L. : Non seulement U.G. conteste la tradition spirituelle, mais il considère les grands initiés comme des imposteurs. Il parle du Bouddha comme d'un charlatan qui aurait fait plonger l'humanité dans des conditions encore pires. Comment expliquer ce point de vue extrémiste ?
C. A. : Je crois qu'il s'agit de provocation. Si U.G. avait connu personnellement le Bouddha, il l'aurait sans doute apprécié. Sa provocation est dirigée contre ceux qui ont transformé le message originel. C'est contre les intermédiaires que U.G. s'érige. Il dénonce les magouilles des intermédiaires qui fabriquent des idoles mortes avec la vie elle-même. Dans la philosophie du Chan, on dit : « Si tu rencontres le Bouddha, crache lui dessus. » Pour les initiés, cette attitude n'est pas iconoclaste. Elle est libératrice.
J. L. : U.G. ne nie pas avoir vécu un état d'illumination spécial qu'il appelle sa « calamité ». Il s'agit d'une expérience très curieuse avec apparition de phénomènes physiques et de traces mystérieuses sur le corps. On pense à une expérience tantrique. De quoi s'agit-il ?
C. A. : Il parle d'une calamité physique, mais on ne sait pas s'il s'agit d'une montée de kundalini ou d'un processus inconnu. U.G. a vécu cela comme une transformation biologique qu'on ne peut pas relier avec une expérience traditionnelle. Déjà, les Théosophes clairvoyants ne comprenaient rien au processus de transformation de Krishnamurti. Il s'agit de quelque chose qui est au-delà de l'occultisme. Cela proviendrait d'une autre dimension. Cette force ne toucherait que ceux qui veulent sortir du circuit de l'évolution planétaire.
J. L. : U.G. parle d'une renaissance de la glande du thymus comme certains adeptes de la tradition hermétiste occidentale. C'est un courant initiatique assez secret.
C. A. : Oui, le système glandulaire est d'une importance fondamentale dans la transformation intérieure. Le contrôle du fonctionnement glandulaire donne le pouvoir sur tout, et particulièrement le thymus qui est le centre de la vitalité et de l'immunité. Cette glande, située derrière le sternum, est atrophiée chez l'adulte, mais elle constitue le réservoir de vitalité chez l'enfant jusqu'à sept ans. U.G. semble connaître le processus de régénération par le thymus. A quatre vingt six ans, il a d'ailleurs l'allure d'un adolescent.
J. L. : Les adeptes de l'alchimie interne disent que le thymus peut se réveiller et produire à nouveau des hormones qui vont servir à édifier un être éternel à l'intérieur de la créature mortelle que nous sommes. Il s'agirait d'une renaissance. On pense que les cathares ont été massacrés parce qu'ils pratiquaient cette initiation.
C. A. : Dans le Christianisme, on représente le Christ avec le cœur ouvert et une lumière rayonnante au centre de la poitrine. C'est l'indication que la libération passe par le cœur, et qu'il s'agit d'un processus organique, au lieu du mysticisme dont on entoure ce symbole. Si sternum signifie « rayonnant », on comprend mieux la notion d'amour rayonnant, mais comme dit un maître japonais : « Quand j'entend parler d'amour, je frappe. » C'est pourquoi, lorsqu'il entend parler d'amour, U.G. devient acerbe, car il rejette la sentimentalité, ce qui ne l'empêche pas d'être charmant et de bonne compagnie. L'amour réel n'est pas celui qu'on voit dans la vie ordinaire. L'amour n'est pas de l'humanitarisme. C'est un état qu'on ne peut connaître qu'après un processus de renaissance, mais U.G. ne fait pas de théorie à ce sujet. Il ne dit même pas qu'il faut essayer d'y parvenir. Cela arrive par accident. Il parle d'une « calamité » qui lui est tombée dessus et qu'il supporte comme tout le reste.
J. L. : Mais si on ne peut rien faire, à quoi bon se fatiguer à chercher ?
C. A. : U.G. dit que malgré tous nos efforts, nous avons peu de chance. On ne sait pas comment et pourquoi ça nous tombe dessus. Il est fort possible que cela arrive lorsqu'on ne croit plus en rien, quand la limite de la désillusion est atteinte. Celui qui est un véritable baroudeur, et qui est parvenu au point où il a tout laissé tomber, à sans doute les dispositions requises, à condition qu'il demeure assoiffé d'absolu. On retrouve cela dans le Zen : l'illumination survient au moment où on s'y attend le moins. C'est l'idée du Chan également. U.G. insiste beaucoup sur cette transformation biologique dont les maîtres spirituels parlent peu, peut-être par prudence, ou parce qu'ils n'y ont pas accès eux-mêmes.
J. L. : On peut donc dire que U.G. n'est pas un nihiliste, mais qu'il rejette uniquement ce qui n'a aucune importance à ses yeux. U.G. ne cherche pas à transmettre sa connaissance. Il ne veut même pas en parler, alors qu'il prétend être libéré de tout souci et de la peur. Pourquoi n'en fait-il pas profiter les autres ?
C. A. : A mon avis, c'est une question de tempérament. Certains sont disposés à en parler et d'autres, non. Le caractère de U.G. c'est de prendre les choses comme elles sont sans se poser de question. Il a toujours vécu à la limite, puisqu'il a été clochard, dormant dans la rue. Il a sauté à pieds joints dans un lâcher-prise absolu. Il était prêt à se laisser mourir, et d'ailleurs, en cas de maladie, il se « couche dans un coin et attend en gémissant comme un chien. » Il affirme qu'un être vivant n'a pas à se poser de question sur la vie et la mort, ou la vie après la mort. Quelqu'un de vivant est simplement occupé à vivre.
J. L. : U.G. ne donne-t-il pas l'impression d'avoir atteint la sérénité parce que quelque chose de nouveau est programmé dans son corps, et qu'il sait qu'il est tiré d'affaire ?
C. A. : Pour lui, l'idée d'atteindre quelque chose n'existe pas car il a abandonné tous les concepts. Bien qu'il fasse preuve d'une compassion naturelle, on ne trouve chez lui aucune trace de nos bons sentiments. Il n'est pas missionné pour sauver qui que ce soit. Selon lui, celui qui prétend vouloir aider autrui démontre qu'il éprouve encore des besoins. Vouloir faire du bien ne serait qu'un besoin égocentrique. U.G. va encore plus loin, puisqu'il prétend que tout désir d'accomplir une action provient de l'attachement. Il semble avoir décroché de toutes les convenances, alors qu'il continue à vivre normalement à Londres dans une maison confortable. Personne ne sait d'où lui vient l'argent, car il ne donne pas de conférences et n'écrit pas de livres. Aujourd'hui, il refuse même les interviews, et j'ai été le dernier à l'interroger. On sait qu'il voyage, il va en Chine ou ailleurs, sans laisser d'adresse. Pourquoi voyage-t-il ? Personne ne le sait.
J. L. : Est-ce qu'en approchant ce personnage, on est tenté de l'imiter ?
C. A. : J'ai rencontré quelqu'un qui s'est débarrassé de toutes les idées que nous traînons péniblement derrière nous. Mais il n'y a rien à imiter. Lorsqu'on pige le truc, on n'a pas envie d'être comme U.G. ou n'importe qui d'autre. On est soi-même. Lui, à quatre-vingt six ans, avec son physique enfantin, donne l'impression d'une grande légèreté. Il adore cuisiner pour ses invités, mais je ne l'ai vu manger que des céréales avec du lait comme un gosse. Il ne vous accable pas de théories. C'est bien rafraîchissant.
Lire : "U.G. Pertinences Impertinentes", de Charles Antoni, Éditions Antoni-L'Originel
2 commentaires:
Un article très pertinent sur cet entretien avec U.G Krishnamurti dont le corps nous a quitté récement.
Merci de l'avoir publié.
Respectueusement...
merci pour cet entretien.... cela fait de nombreuses années que UG m'inspire.... et on trouve si peu d'infos....
et en général votre blog éveil impersonnel est magnifique
merci...
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