mercredi 10 novembre 2010

• Sans racine et sans assise - Poonja & Chokyi Nyima Rinpoché


ENTRETIEN DE POONJA-JI 
AVEC CHOKYI NYIMA RIMPOTCHÉ

Papaji : Je suis venu vous voir parce que le moment était mûr pour que je vienne..

Rimpotché : Nous nous tournons tous vers la même direction, nous dirigeant vers la même réalisation. Nous aspirons tous au même accomplissement.

Papaji : Je ne le pense pas. [rires]

Rimpotché : Pourquoi pas ? Pourquoi pas ?

Papaji : Parce qu'il n'existe aucune direction. Pas de direction. Toute direction vous conduit au passé.

Rimpotché : Mais la non direction est la bonne direction.

Papaji : La non direction est...

Rimpotché : La bonne direction. [rires intenses]

Papaji : J'enlève toutes les directions. " Direction " signifie qu'on a un point de départ. Puis une destination. Puis un chemin. Puis une direction : nord, sud, est, ouest. Ce sont des concepts. J'enlève les concepts. " Concept " signifie passé. Passé signifie mental. Mental signifie étendue. Mental signifie direction. Par conséquent, je ne donne aucune direction au mental. Si vous lui donnez une direction il vous emmènera dans un cycle de trente-cinq millions d'années.

Rimpotché : Trente-six millions. [rires]

Papaji : Tout ce que vous revendiquez vient du mental. Cela prend naissance dans le mental. Même la revendication " je suis libre du mental " est mentale.

Rimpotché : Oui. Toute revendication vient du mental. Demander quoi que ce soit est mental. Ne rien demander est aussi mental.

Papaji : Oui : " Je suis attaché " est mental, " je suis libre " vient aussi du mental.

Rimpotché : Certainement.

Papaji : Il n'y a pas de différence entre " je suis attaché " et " je suis libre ", parce que l'attachement et la liberté sont liés l'un à l'autre. La racine est la même. Et cette racine prend naissance quelque part, mais en un lieu qui n'est pas connu. Examinons donc la racine. Examinons la source, la source où prennent naissance le concept de mental, le concept de liberté et le concept d'attachement. Regardons la racine. Si nous voyons où elle apparaît, si nous allons à la racine, il n'y aura ni attachement, ni liberté. C'est pourquoi je dis : " Vous êtes déjà libre. " Déjà libre.

Rimpotché : Dans la langue tibétaine, nous appelons ça " sans racine et sans assise ".

Papaji : N'importe quel langage est une " assise ". Ceci est au-delà du langage. Ce dont je parle est au-delà du langage.

Rimpotché : Sans employer de mots il est difficile d'indiquer le sens. Mais je suis d'accord, les mots ne sont que des étiquettes, les mots ne sont que superficiels.

Papaji : Par conséquent, si vous utilisez des mots, tout le monde s'y accrochera.

Rimpotché : Exact.

Papaji : Parce que tout le monde s'accroche aux mots, il vaut mieux ne pas en utiliser.

Rimpotché : C'est pourquoi, dans le passé, de nombreux maîtres n'employaient pas de mots, mais seulement des gestes, comme désigner le ciel du doigt. Pas de mots pour désigner la vérité ultime.

Papaji : Oui, un mot est semblable au doigt qui désigne la Lune. Les gens s'en tiennent au doigt et ne voient pas la Lune.

Rimpotché : Oui, c'est vrai. Le doigt n'est là que pour aider les gens à regarder vers la Lune. Mais en outre, la Lune n'est pas la Lune.

Papaji : Rejetez les deux, car ce sont tous deux des mots. Lune est un mot. Doigt est aussi un mot. Alors, d'où ces mots viennent-ils ? N'importe quel mot. D'où viennent tous les mots ?

Rimpotché : Le mot est produit par la pensée.

Papaji : Achcha. Pensée et mental, pas de différence.

Rimpotché : La pensée est un fonctionnement du mental.

Papaji : Bien. Alors la pensée ne fonctionnera que quand le " je " sera présent. Il n'y a pas de différence entre le " je ", la pensée, le mental, l'étendue, le passé. Quand le " je " prend naissance, tout prend naissance, le monde, le samsara, l'attachement, la liberté. La cause première de tout ceci est le " je ". " Je suis attaché ", " je veux être libre ", " je cherche un maître pour la liberté ", et finalement, " je suis libre ". Dans chaque cas, " je " est toujours présent. " je " est le mental même. Comment alors enlever le " je " ?

Rimpotché : La connaissance qui ne voit pas de " je ", qui réalise l'état sans ego, est appelée prajna. Cette connaissance, cette prajna, qui ne voit pas de " je ", est le remède au " je ", au maintien de la notion " je ". Le " je ", ou l'ego, est la racine du samsara. Lorsqu'on s'accroche à l'idée " je ", " moi et cela " apparaissent, la dualité apparaît. Les ennuis, les plaisirs, le karma et la souffrance existent en raison de ce " je ". Donc la connaissance, ou prajna, qui réalise qu'il n'y a pas de " je ", est le remède à tout. En bref, la libération et l'illumination sont atteintes par la connaissance qui voit le non soi. Et ce que vous venez de dire est parfaitement vrai. Cette connaissance est au-delà de la pensée, au-delà du mental.

C'est la nature qui est libre du sujet et de l'objet de méditation. Et dans cette connaissance qui ne voit pas de " je ", vous ne pouvez pas utiliser le mot " méditer ", parce qu'il n'existe pas d'acte de méditer sur quelque chose. Pourquoi ? Parce qu'elle est la vérité innée, nommée également quiddité, tathata. Elle est présente en tous. Alors la méthode d'éveil à l'illumination est d'amener dans notre vécu cette nature qui est déjà présente. Elle est en elle-même la nature de toutes choses.

Cela ne fait pas de différence qu'un être éveillé vienne au monde ou non, qu'il enseigne ou non. La nature de tous les êtres est exactement la même. Comme vous l'avez dit : " Cette nature est au-delà de la pensée. " Alors, à quoi ressemble-t-elle ? Comme elle est au-delà de la pensée, on ne peut trouver de mots pour la décrire réellement.

Papaji : Je vais vous le dire. [rires] Sa Sainteté parle de connaissance. En premier lieu, la connaissance signifie le connaissant, la connaissance et le connu. Connaissant, connu, connaissance. A présent, qui est le connaissant ? Le connaissant doit être là pour acquérir la connaissance, et quelle que soit la connaissance, elle doit provenir du passé.

Rimpotché : Il existe deux sortes de connaissance : le savoir habituel qui comprend le connaissant, le connu, l'acte de connaissance.

Papaji : Oui.

Rimpotché : Mais il existe également la connaissance transcendante, nommée prajna paramita qui va au-delà de la dualité.

Papaji : Vous dites : " Il existe deux sortes de connaissance. "

Le traducteur : Exact.

Papaji : Donc [séparant deux verres de jus de fruit devant lui] cette connaissance-ci est d'une sorte [désignant un des verres] et cette connaissance-la [désignant l'autre verre] est d'une autre sorte. A présent, ceci est un et ceci est deux. Partout où il y a " deux " il y a fausseté. Le concept de " un " et le concept de " deux " appartiennent tous deux au passé. A présent, vous dites qu'il existe deux sortes de connaissance. Enlevez l'une [il enlève l'un des verres]. Enlevez l'autre [il enlève l'autre]. Maintenant il ne reste rien. On peut être " un " uniquement en relation avec " deux ". Donc un est également un concept. Si les deux sont enlevés, il n'y a rien. Les deux concepts un et deux sont partis.

Rimpotché : C'est vrai. Tout est ainsi. Un concept dépend toujours d'un autre.

Papaji : Laissez-moi aller plus loin. Je parle de la vacuité. Quand ‘ceci' et ‘cela' sont tous deux partis, il y a vacuité. En ce lieu, le " je " est terminé. Pour qu'une connaissance se présente, le " je " doit prendre naissance, mais il n'existe pas de " je " dans ce vide. Ne donnez aucun nom aux diverses sortes de connaissances parce que ces connaissances sont ignorance.

Rimpotché : Ce que vous dites est vrai. Mais nous n'utilisons le terme prajna, connaissance suprême, que lorsqu'il n'y a ni connaissant ni connu.

Papaji : Correct. Cela se nomme prajna. Prajna signifie au-delà, au-delà du mental.

Le traducteur : Le mot que Rimpotché utilise est le...

Papaji : C'est " prajna ". Au-delà de la connaissance. Mais cet " au-delà de la connaissance " n'est pas un mot. Ne vous raccrochez même pas à ce mot prajna. Prajna n'est pas un mot, pas un concept.

Rimpotché : Le temps n'est aussi qu'un concept.

Papaji : Je suis d'accord. Le temps est un concept et le temps est mental.

Rimpotché : Alors il n'existe pas d'aller...

Papaji : Et pas de venue. Alors ce samsara...

Rimpotché : Quand il n'y a pas d'aller, il ne peut certainement pas y avoir de venue. Définitivement, pas d'aller et pas de venue.

Papaji : Il n'y a jamais eu de venue. Jamais.

Rimpotché : Mais vous êtes venu. [rires] Vous êtes venu ici.

Papaji : Je vais vous dire pourquoi. Vous m'avez amené ici. [rires] Je vais expliquer : " Vous venez, je viens. " Ceci est le samsara.

Après l'éveil, le Bouddha resta tranquille. Assis sous l'arbre de la Bodhi il se tint tranquille. Après la réalisation de la sagesse, l'illumination, il resta silencieux.

Le traducteur : Pendant sept semaines.

Papaji : Puis Ananda lui demanda : " Monsieur, que vivez-vous ? " Le Bouddha ne répondit pas. Il continua simplement à rester tranquille. Qu'est-ce que cela signifie ?

Il vécut son illumination dans sa vingt-neuvième année. Puis, jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans, il parla de l'éveil. Ses paroles venaient du non mental, de la non pensée. Elles venaient de prajna. Croyez-vous que ce discours venait de la pensée ? Non, il venait du non-mental.

Tout le monde ne peut pas parler à partir du non mental. Les gens ordinaires utilisent leur mental pour parler. Pour parler à partir du non mental, on doit avoir la connaissance que l'on est déjà éveillé. Si l'on a le sentiment que l'éveil est quelque chose qui a été gagné, alors il sera perdu plus tard, car tout ce qui est gagné sera perdu. S'il n'était pas là auparavant, ou s'il est nouvellement acquis, il sera un jour perdu.

Avec la connaissance que vous n'avez rien gagné et que vous n'allez rien gagner de plus, vous êtes conscient que rien n'a jamais existé. Ceci est la vérité ultime : rien n'a jamais existé.

Rimpotché : La vérité ultime vaut-elle quelque chose ?

Papaji : Comment ?

Rimpotché : A quoi sert la vérité ultime ? Quel est l'usage de la vérité ultime ? Y a-t-il quelques qualités en elle ?

Papaji : Elle est totale vérité. Totale vérité. Et maintenant la vérité demande à la vérité : " A quoi ceci sert-il ? " Il n'existe rien d'autre que la vérité. Et elle se révèle elle-même à une personne sainte. La vérité elle-même se révèle elle-même à une personne sainte.

Rimpotché : C'est juste. Mais reconnaîtrez-vous que la vérité ultime possède la sagesse, la compassion et la capacité d'aider les autres ?

Papaji : Oui, oui, oui.

Rimpotché : Alors ne sont-elles pas les qualités de la vérité ultime ?

Papaji : La vérité ultime inclut la compassion, mais ce n'est pas la compassion pour quelqu'un d'autre. La véritable compassion ne reconnaît personne d'autre.

Il y a des vagues dans l'océan. Chaque vague a une certaine forme - une longueur, une largeur et une hauteur - et se déplace dans une direction particulière. Mais sont-elles séparées de l'océan ? Une vague pourrait se sentir séparée et se mettre à la recherche de l'océan, mais est-elle jamais séparée ?

Rimpotché : Je ne comprends pas. Comment peut-il y avoir compassion, si ce n'est pour les autres ?

Papaji : Je vais vous parler de la compassion. La compassion et la vérité sont une et même chose. Si ma main prend de la nour-riture dans l'assiette et la porte à ma bouche, je ne dirai pas : " Ma chère main, merci beaucoup, vous avez porté de la nourriture à ma bouche. " [rires] Qui montre de la compassion à qui ? Tout le samsara est un. Tout le samsara est un.

Bouddha était compassion. Il était la compassion même. Elle oubliait tout. Elle ne connaissait rien d'autre qu'elle-même. Elle oubliait tout.

Vous connaissez sûrement l'histoire du marchand de diamants dont le fils suivit le Bouddha. Son fils unique devint moine et suivit le Bouddha. Quand le Bouddha traversa la ville d'où venait cet homme, le marchant de diamants se plaça devant lui et se mit à l'injurier. Il continua à l'injurier pendant six heures. Le Bouddha, qui était la compassion même, lui sourit pendant tout ce temps. Il souriait, c'est tout . [rires] Quand la provision d'injures fut épuisée, le Bouddha dit : " A mon tour maintenant. " Et il continua à lui sourire.

Le marchant de diamants retourna à sa boutique, jeta ses diamants dans la rue, ferma la porte, incendia la boutique et suivit le Bouddha.

Cela se nomme compassion. La véritable compassion brûle les racines de l'ego. Quand on est confronté à la compassion véritable, la souffrance cesse à jamais.

Ce mot " compassion " a été récemment adopté par les missionnaires chrétiens, mais ce qu'ils font ne relève pas de la compassion véritable. Ils essaient d'aider " les autres ".

Rimpotché : Oui. La compassion qui inclut le concept " autres " est victime d'illusions, erronée. Mais il existe également une compassion sans dualité, qui ne prend pas naissance à partir de concepts erronés.

Papaji : C'est cela dont je parle, de cette compassion qui n'est pas en relation avec le mental, avec l'ego.

Rimpotché : Avoir de la " compassion avec des concepts " vaut mieux que d'avoir des sentiments de colère ou de haine. Mais je conviens que comparée à la compassion non duelle, la compassion normale avec des concepts n'est pas pure, pas sûre. La compassion non conceptuelle n'est présente qu'avec la réalisation de la vacuité.

Très bien ! Nous sommes en accord sur tout ! [rires]

Papaji : Je n'ai pas de place pour le désaccord. Je n'ai pas de place pour le désaccord.

Le traducteur : Rimpotché dit qu'il est heureux de vous avoir rencontré et de vous avoir parlé.

Papaji : Merci beaucoup. Je suis très reconnaissant. Je suis heureux de voir le travail que vous faites. Je suis heureux de voir que vous répandez un message de paix. J'ai vu de nombreux groupes bouddhistes aux Etats-Unis. On a actuellement besoin de l'enseignement du Bouddha. Le monde est en train de se détruire par le chaos. Il y a des conflits partout. Nous devrions faire comme Ashoka a fait en son temps : répandre le message de paix. Nous avons besoin de beaucoup de gens comme Mahendra, Mitra et Bodhidharma, des gens qui répandront le message de paix du Bouddha aux quatre coins de la planète. C'est également mon objectif. Nous pouvons tous travailler là-dessus.

Les enfants qui viennent me voir [rires des personnes présentes tandis qu'il les désigne d'un geste] sont des am-bassadeurs. Quand ils retourneront dans leur pays, ils répandront le message de paix. Il sont les propagateurs du dharma.

Le Bouddha fut mon premier Guru.

[A ce moment, Papaji se mit à raconter de nombreuses histoires concernant son enfance. Elles ont déjà été présentées au premier chapitre de ce livre. Il insista tout particulièrement sur la forte attirance qu'il ressentait envers le Bouddha lorsqu'il était adolescent.]

Rimpotché : Vous avez fait cela alors que vous étiez très jeune [se référant à l'époque où Papaji s'habilla en moine bouddhiste et sortit mendier], ce qui révèle un bon karma d'une vie passée. Vous avez une forte empreinte d'une vie passée. C'est une preuve que vous avez pratiqué la méditation bouddhiste lors de vies passées. [rires]

Papaji : [Papaji rapporta alors plusieurs autres histoires qui figurent également au premier chapitre, y compris celle dans laquelle il vit toutes ses vies écoulées alors qu'il était assis sur une berge du Gange. Il dit ensuite avoir lu dans le Mahayana sutra un exposé précisant que le Bouddha avait vécu une expérience similaire].

J'ai vu toutes mes vies, depuis le ver jusqu'à ma vie précédente. J'ai vu de nombreuses vies humaines et de nombreuses autres vies. Et je les ai toutes vues en une fraction de seconde. Tout ce cycle de naissance et de mort qui semble prendre des millions d'années, n'est, en réalité, qu'une fraction de seconde. On saura, à l'instant de l'éveil, que ceci est vrai. Toutes les peines, toutes les souffrances, tous les cycles, tous les concepts de cycles naissent et disparaissent dans cette fraction de seconde. Si vous ne touchez pas le mental pendant cette fraction de seconde, vous en aurez la connaissance directe.

Méditez simplement. Soyez sans pensée pendant une fraction de seconde et vous connaîtrez qui vous êtes vraiment. Merci. Buddham saranam gacchami. [Je prends refuge en Bouddha.] Merci.

Le traducteur : C'est le vœu de Rimpotché de vous rencontrer à nouveau à l'avenir. [Rimpotché plaça alors une écharpe de prière autour du cou de Papaji].

Rimpotché : Très bien, très bien. [rires]

Source : l'excellent site InnerQiuest (retrouvez-y d'autres interview).