mardi 14 mars 2023

• Cette vie se vit désormais dans une présence constante - Suzanne Segal


L'infini se réalise lui-même

Lorsque, il y a des années, j’avais entendu parler de l’expérience fulgurante de Suzanne Segal et avais lu son témoignage sur divers sites Internet Américain, j’avais suggéré à plusieurs Éditeurs d’ouvrages de non-dualité d’en proposer une traduction française. Tous furent intéressés, mais sans y avoir donné suite.

Je suis donc très heureux qu'aujourd’hui José Le Roy, et sa maison d’Édition Almora, nous proposent enfin la publication du livre de Suzanne Segal, qui relate son expérience d'éveil et la percée qui fut la sienne, non sans souffrance, au coeur de l’immensité.

Son témoignage sera, j'en suis persuadé, une source d’inspiration et de compréhension pour tous ceux qui vivent les mêmes étapes sur le chemin.

Bonne lecture à vous, de la part d'Éveil Impersonnel !


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Voici un livre extraordinaire.
Il s'agit du témoignage unique d'une femme, d'une Américaine qui a vécu sans s'y attendre une expérience spirituelle fulgurante. Alors qu'elle séjournait à Paris en 1982, elle a découvert soudainement en elle une dimension au-delà du moi personnel ; mais n'ayant pas les connaissances spirituelles pour l'intégrer dans son quotidien, seule et sans maître, sans lien avec une tradition particulière, elle devra traverser de difficiles épreuves psychologiques et un sentiment angoissant de dépersonnalisation.


Errant de thérapeute en thérapeute, essayant désespérément de se guérir du fait de n'être personne, il lui faudra de longues années pour qu'elle comprenne enfin ce qu'elle était en train de vivre – une expérience spirituelle d'éveil – et pour l'intégrer dans sa vie, grâce notamment à Jean Klein qu'elle rencontrera en Californie.
Dans cette autobiographie profonde, claire et précise, Suzanne fait la chronique de son voyage vers l'éveil et transmet la sagesse qui s'est révélée à elle durant son aventure hors du commun.


© Extrait publié avec l'aimable accord des Éditions Almora :


Il y a dix ans, assez brusquement, le sentiment d’être un individu s’est dissous, arrêté, éteint, ai-je commencé. Depuis lors, je n’ai plus jamais eu l’impression d’avoir un moi. Lorsque je conduis une voiture, que je prononce ces paroles ou que je marche dans la rue, il n’y a jamais l’expérience d’être une personne qui fait ces choses. Il n’y a plus personne.


– Vous voulez dire qu’il n’y a pas l’expérience d’un “moi”? demanda Jean Klein.


– C’est exact, ai-je répondu, il n’y a pas de “moi”. Il y en avait un auparavant, mais désormais, il n’y en a plus.


– Eh bien, c’est parfait, a répondu Jean, parfait.


– Mais Jean, pourquoi y a-t-il tant d’anxiété ? Et pourquoi il n’y a pas de joie ?

– Vous devez stopper la partie du mental qui essaie constamment de réexaminer l’expérience, a-t-il répondu, débarrassez-vous de cette partie, et la joie viendra. »

Personne d’autre dans la pièce n’aurait pu savoir à quel point ses paroles étaient justes. Il y avait une partie du mental, peut-être ce que nous appelons la fonction d’autoréflexion ou d’introspection, qui se tournait vers l’intérieur pour regarder et qui, trouvant le vide, envoyait un message disant que quelque chose n’allait pas. C’était un réflexe qui s’était développé durant toutes ces années dans l’illusion de l’individualité, un réflexe que nous considérons communément comme nécessaire pour nous connaître nous-mêmes. Nous ne cessons de "regarder en nous-mêmes" pour évaluer ce que nous pensons et ressentons, afin de procéder à une étude de nous-mêmes, et de repérer nos états d’esprit et nos états d’âme. Maintenant qu’il n’y avait plus de "dedans" où regarder, le réflexe d’autoréflexion était à la dérive, mais il subsistait. Il ne cessait de tourner en rond, incapable d’accepter le fait qu’il n’y avait plus de "dedans", mais uniquement du vide. Ce que Jean m’a appris ce soir-là était crucial, et je lui en serai éternellement reconnaissante.

Après la causerie, Jean m’a invitée, par l’intermédiaire d’un de ses étudiants, à le rencontrer en privé la semaine suivante. J’ai conduit jusqu’à Marin County, où je l’ai trouvé assis dans le jardin à côté de la maison où il logeait. Il m’a saluée lorsque je me suis approchée, et il m’a fait signe de m’asseoir à côté de lui. Il m’a demandé de lui raconter toute l’histoire de la transformation de conscience, et il m’a attentivement écoutée, en souriant gentiment et en hochant la tête pendant que je parlais. Il a ensuite émis quelques commentaires sur la façon dont je percevais avec pureté et fraîcheur l’immédiateté de ce qui est.

Nous avons parlé environ quarante-cinq minutes, puis il s’est enquis de ma santé. Je lui ai dit que ma santé était excellente, et il m’a répondu qu’il s’en trouvait ravi. Nous sommes restés assis côte à côte en silence pendant encore quinze minutes avant que je ne me lève pour partir. Il m’a serré la main et m’a dit combien il était heureux de savoir que je vivais dans la « connaissance ». 

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Cette vie se vit désormais dans une présence constante, toujours présente, de l’immensité infinie que je suis. Dans cet état, il n’y a absolument aucun point de référence, et pourtant toute une gamme d’émotions, de pensées, d’actions et de réponses est simultanément présente. L’infini – qui est à la fois la substance de toute chose et l’océan dans lequel tout surgit et disparaît, est conscient de lui-même en permanence, que le mental et le corps soient en train de dormir, de rêver ou qu’ils soient réveillés.

À chaque instant, cette circuiterie corps-mental participe consciemment à l’organe sensoriel par lequel l’infini se perçoit. Il n’y a jamais de « moi » localisable. En fait, la non-localisation de l’immensité est la saveur prédominante de l’expérience, et l’infinité de cette non-localisation se révèle à jamais, de plus en plus infinie.

À l’arrêt de bus à Paris, le « moi » a été annihilé, et il n’a jamais réapparu sous quelque forme que ce fût. Lors de cet anéantissement, est survenue la réalisation qu’un « moi », qui agirait derrière ce qui semblait être « ma » vie, n’a jamais existé. Ces dernières années, il est également devenu clair que non seulement il n’y a pas de « moi », mais qu’il n’y a pas non plus « d’autre ». Cette « absence d’autre » est désormais si prépondérante que rien d’autre n’est perçu. La vie se vit à partir de la substance infinie dont elle est faite, et cette substance, qui est ce que nous sommes et qui nous sommes tous, est constamment consciente d’elle-même à partir d’elle- même. Quelle extraordinaire façon de vivre !

L’immensité n’exige jamais que quelque chose disparaisse pour qu’elle soit l’immensité. Après tout, où pourrait aller quoi que ce soit dans cette immensité ? Cependant, toute une gamme d’émotions « autoréférentielles » telles que l’embarras, la conscience de soi, la honte, l’envie, l’apitoiement sur soi, l’autoréflexion et l’introspection ont tout simplement cessé de se manifester. Puisque le moi individuel auquel elles se référaient n’existe plus, elles n’ont rien autour de quoi se former.

Il en va de même pour l’aspect autoréférentiel de toutes les pensées, des sensations corporelles, des émotions et des actions. Bien que ces expériences continuent de se produire, elles ne se rapportent plus à une personne, à un moi. Elles ne surgissent plus non plus pour servir un but personnel ou pour atteindre un objectif. La pensée ne précède jamais l’action ou la parole. Tout a une instantanéité dépourvue d’intention personnelle orientée. La présence de pensées, de sentiments ou d’actions n’est jamais interprétée comme voulant dire autre chose que leur présence. L’immensité perçoit purement et simplement que les pensées sont des pensées, les sentiments des sentiments, les actions des actions. Il n’y a plus à se demander si une pensée particulière est bonne ou mauvaise. En fait, aucun jugement sur le bien ou le mal, le juste ou l’injuste, ne surgit jamais ; tout est simplement tel qu’il est.

Dans cet état, rien n’est jamais vécu comme un problème. Pour voir quelque chose comme un problème, il faudrait supposer que quelque chose devrait changer ou disparaître pour que le problème soit résolu. Mais je ne suis jamais reliée aux circonstances, aux expériences ou aux personnes comme si elles devaient être autre chose que ce qu’elles sont, parce que ce qu’elles sont, c’est l’immensité infinie. Rien ne doit changer, disparaître ou se transformer en quelque chose d’autre pour que l’immensité soit l’immensité. L’immensité est toujours la totalité de qui nous sommes et de tout ce qui est.

Prenons, par exemple, la relation aux émotions fortes comme la colère. La relation de l’immensité à la colère est semblable à la relation de l’océan aux algues qui y flottent. L’océan ne se plaindrait jamais de la présence d’algues et n’insisterait pas pour qu’elles soient enlevées afin que l’océan reste l’océan. De la même manière, l’immensité ne se plaindrait jamais de la présence de la colère ou de toute autre chose qui surgit en elle (et qui en est simultanément constituée), ou elle n’insisterait pas pour que cette émergence cesse. L’immensité n’est jamais altérée, quelle que soit la quantité ou l’intensité des surgissements. Rien de ce qui survient n’est jamais considéré comme un problème

Voir aussi ces liens, préalablement publiés sur Éveil Impersonnel :

https://eveilimpersonnel.blogspot.com/2019/10/quand-le-moi-personnel-disparait.html

https://eveilimpersonnel.blogspot.com/2007/12/conversation-avec-limmensit-suzanne.html

https://eveilimpersonnel.blogspot.com/2019/09/le-moi-personnel-avait-disparu-suzanne.html. 

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En continuant mes recherches sur le net, j'ai découvert la page de sa fille Arielle Guisto, et notamment ce texte d'elle très touchant, adressé à sa mère Suzanne : 


Ode sinueuse à la mère

1 novembre 2019

Le plat préféré de ma mère était la purée de bananes et le fromage blanc. Elle s'est assise dans notre cuisine noire et blanche impeccable et a mangé ses aliments pour bébés dans des assiettes noires octogonales qui étaient en fait du verre violet foncé lorsque vous les teniez à la lumière. Son plaisir dans cette bouillie m'a dégoûté, mais cela ne me dérangeait pas. Son deuxième plat préféré : des œufs brouillés avec du fromage américain. Nous avons surtout mangé à l'extérieur ou eu des plats surgelés devant la «téloche». La petite salle de télévision ne contenait rien d'autre qu'un escalier d'exercice caché dans un coin et un petit canapé souple. Je suppose que c'était sa façon de ne pas avoir de chambre d'amis.

Toutes les chambres étaient alignées le long d'un couloir étroit, la mienne juste en face de la sienne où j'étais réveillé par des grognements et des cris dans la nuit. Finalement, je lui ai posé des questions à ce sujet, mais j'ai toujours eu du mal à comprendre ce qui se passait là-dedans, "se sentir bien" et faire ces sons ne semblaient ne pas aller de pair. Le matin, elle se promenait dans son kimono noir, les cheveux mouillés et les pieds nus. Parfois, disait-elle, ils l'avaient prise pour une folle lorsqu'elle vivait à Paris avec mon père. Un jour, m'a-t-elle raconté, très enceinte et très affamée, elle a attrapé une pomme en sortant de leur appartement. Leur voisine aux cheveux gris en jupe soignée et talons courts s'était exclamée en la voyant : "Regarde-toi, tu manges une pomme comme Eve !" Certaines différences culturelles, disait maman, auxquelles elle ne pourrait jamais s'habituer. Manger des fruits avec une fourchette et un couteau en faisait partie.

Ma mère était la plus belle femme que j'aie jamais connue. Les hommes lui offriraient de faire le plein juste pour quelques mots. Les gens la regardaient fixement, son large sourire radieux illuminant leurs yeux. Toute la magie de son être était toujours là, juste à côté de moi : dans son petit Baeur qui montait et descendait les collines de Berkeley, au dîner alors que je m'exclamais devant mes premiers goûts de parmigiano reggiano râpé, faisant la queue pour les câlins d'Amma à un ashram local. Avec une mère comme elle, c'était facile de passer à l'arrière-plan. Ajoutez à cela son manque d'attention à ce que je mettais dans ma bouche (hot-dog Costco, et tout ce qui contenait du cheddar fondu dessus), ce qui a fini par me transformer en un enfant potelé et m'a fait me sentir encore plus comme le vilain petit canard. C'est pénible de lire de vieux journaux intimes, le script pétillant d'un enfant de onze ans se moquant de mon corps pendant des pages.

Suzanne Segal a sauté dans le train des SUV dès la sortie de la première édition du Ford Eddie Bauer Explorer en 1991. Ses minuscules BMW des années 80 avaient disparu et étaient remplacées par le gaz heureux de grands garçons qui ont signalé l'essence bon marché et un nouveau genre d’extravagance. À ce moment-là, nous avions un chien de sauvetage qu’elle a appelait Shiva, qui se promenait avec bonheur à l'arrière alors que nous allions au drive-in du Burger King, sachant ce qui allait arriver. Nous avons acheté notre repas avec un hamburger extra ordinaire. Ma mère me l'a confié pour le déballer et le lancer comme un frisbee charnu dans le dos où Shiva l'a attrapé en l'air et l'a fait disparaître en quelques secondes. Nous avons hué et hurlé, riant parfois si fort que des larmes coulaient sur nos visages. Il n'a jamais vieilli, même si maintenant je m'interroge sur les implications de la restauration rapide pour la santé de ce chien qui n'a pas vécu jusqu'à un âge avancé.

En 1996, un an avant sa mort à l'âge de 43 ans, le livre de ma mère a été publié. Collision avec l'Infini m'a permis d'entrevoir son « autre côté », la partie qui n'était pas seulement ma mère, la partie qui était peut-être une personne distincte de moi. Ce que j'ai appris dans le livre, c'est que lorsqu'elle était enceinte de moi, âgée de 28 ans et vivant à Paris, elle a eu un jour une expérience spirituelle choquante en attendant à un arrêt de bus pour se rendre à un rendez-vous chez le médecin. Au moment où le bus est arrivé, elle a soudainement et inexplicablement perdu son sens personnel, elle est partie et n'est plus jamais revenue. J'ai eu du mal à concilier ce que j'ai lu avec ma propre enfance, ces années qu'elle a décrites de peur profonde et de recherche d'une explication pour ses expériences coïncidant avec mes performances de ballet préscolaire, les matins ensoleillés du week-end à faire la lessive et à manger des œufs, à se disputer sans cesse en français au téléphone avec mon père, ou écouter la pluie d'été sur un toit métallique à Santa Fe. Nous avons eu une vie riche ensemble, donc un récit de la façon dont "elle" n'était pas vraiment là était un concept dérangeant à aborder.

Dans la dédicace de son livre, elle a écrit : « Pour Arielle, qui est née dans l'immensité ». Cette seule ligne a été un réconfort à maintes reprises au cours des 22 années écoulées depuis sa mort. J'aime à penser que cela signifiait que je partageais son monde avec elle. Parce qu'elle était certainement mon monde.


Voir aussi cet autre message adressé à sa mère.