vendredi 18 décembre 2009

• De conscience à conscience - Ramesh Balsekar



Note du traducteur
 
« La grâce du gourou est semblable à un océan — il revient entièrement au disciple de savoir combien il souhaite et peut en absorber ! Et même cela n'est encore qu'un concept. Véritablement il n'est aucune dualité gourou-disciple, et cette réalisation porte la quête à son terme. »' Les lettres qui suivent, adressées à deux disciples en lesquels la recherche tire justement à sa fin, représentent un parfait condensé de l'enseignement de Ramesh S. Balsekar à la fin des années quatre-vingt et tel qu'il allait se déployer dans toute sa puissance au cours la décennie suivante.

Claires, touchantes, pleines d'une patiente compassion pour les tourments dont ses interlocuteurs sont le théâtre, elles sont émaillées d'anecdotes personnelles tirées de sa relation avec Nisargadatta Maharaj et de sa rencontre avec des visiteurs en quête de vérité du monde entier.

Jamais dupe des limitations de l'esprit et de l'intellect, Ramesh se sert ici à merveille de la pensée pour accompagner ses correspondants dans l'inéluctable reddition de tout concept. Un lâcher-prise spontané qui préfigure et annonce l'advenue d'une aperception en laquelle ils sont sur le point de se perdre pour toujours et de se retrouver à jamais.

22 DÉCEMBRE 1987
 
Dès notre première rencontre, j'ai su que vous étiez l'un de ces chercheurs rares et sincères. Je l'ai vu dans vos yeux. Vous n'avez pas dit un mot — vous avez simplement tendu la main pour m'offrir une magnifique orchidée. Et par la suite, vous en avez apporté une ravissante à chacune de nos rencontres — offrande sincère, acceptée avec reconnaissance.

Et depuis lors, j'ai suivi votre « progression ». Et cela arrivera dès que la « recherche » se tarira spontanément d'elle-même ! Il n'est rien que « vous » puissiez y faire — et alors, d'un coup apparaît le cœur de l'inhérente contradiction : un sentiment de frustration mêlé à une sensation d'un immense soulagement !

18 JANVIER 1988
 
Relativement parlant, il n'y a aucune « raison » de penser que je préfère une personne à une autre parce qu'il y a quelque chose d'extrêmement naturel et spontané qui engendre une affinité entre les gens. La seule façon de voir cela est de considérer qu'une telle affinité naturelle fait manifestement partie du fonctionnement de la Totalité — et rien dans ce fonctionnement n'est dénué de dessein, bien qu'un tel dessein puisse ne pas être clair pour l'esprit humain (l'esprit divisé).

La semaine dernière, un swami américain est venu me voir. Il s'était engagé dans l'ashram des USA dix-sept ans plus tôt, à l'âge de vingt ans. Il était profondément intéressé par le sujet de la non-dualité. À l'ashram, l'attention semble plus portée sur la discipline de routine que sur l'enseignement et la pratique : il fut donc intimement bouleversé quand il entendit ce qui me fut donné de lui dire ce jour-là.

Le fait que la totalité de la manifestation soit simplement une apparition dans la Conscience et que son fonctionnement soit un processus impersonnel et auto-généré dans le phénoménal lui fit une forte impression. Il en vint lui-même à la conclusion spontanée qu'en conséquence, l'être humain individuel, en tant que simple instrument à travers lequel se produit ce processus impersonnel, ne peut vraiment avoir ni autonomie, ni volonté indépendante, ni liberté de choix. Il me confia qu'il avait attendu plus de trente ans pour entendre d'une source digne de foi cette confirmation de ce qu'il avait « senti » depuis l’âge de cinq ans ! Rien dans cette vie n'est le fait du hasard. Bien qu'à ses yeux, seul le hasard l'avait conduit jusqu'à Bombay...

13 FÉVRIER 1988
 
À propos du darshan2 avec F., au cours duquel vous avez soudain réalisé que tout ce que vous faisiez, « jusqu'aux moindres mouvements corporels et expressions faciales », avait une base égotiste, je peux vous dire qu'il doit nécessairement en être ainsi, car l'ego est le « centre opérationnel » au sein du mécanisme psychosomatique, opérant à travers le cerveau. Ce cerveau fait partie du mécanisme somatique alors que l'ego, le centre opérationnel installé aux commandes, fait partie du mécanisme psychique.

C'est précisément pour cette raison que même un Ramana Maharshi ou un Nisargadatta Maharaj répondront à l'appel de leur nom. En d'autres termes, l'identification avec le mécanisme corps-esprit doit continuer aussi longtemps que le corps est en vie et s'agite ! — ce qu'est l'illumination ou la compréhension, c'est l'éviction du sentiment d'un agir personnel et autonome qui a engendré la séparation en tant qu'entité indépendante.

La base d'une « vraie » compréhension est vraiment simple : la totalité de la manifestation est une apparition dans la Conscience. Cette apparition surgit précisément comme le rêve personnel dans le sommeil — le rêve de la vie éveillée et le rêve personnel ne sont pas différents qualitativement parlant ; le fonctionnement de la manifestation est un processus impersonnel et auto-généré dans le phénoménal et il se déroule à travers les milliards d'instruments que sont les êtres sensibles.

Une compréhension de la nature impersonnelle du fonctionnement de la Totalité — je suis tenté de dire, même une compréhension intellectuelle — provoque un étrange phénomène : pas réellement la destruction de l'ego, mais la destruction (sans doute progressive) de la peur de l'ego ! Je vous surprends ? Il est un fait curieux : l'homme profondément impliqué dans la vie — dans ses plaisirs et ses peines — n'est pas concerné par l'ego. Ce n'est que lorsque l'esprit se tourne vers le dedans et que s'entame la « recherche » que débute le rejet de l'ego — les Écritures et les gourous ont parlé du spectre de l'ego. Et plus ce rejet est fort, plus l'obsession de l'ego devient forte. Toute votre lettre décrit cette tentative de prendre ses distances avec l'ego. Et l'horrible blague est qu'il ne s'agit de rien d'autre que l'ego lui-même tentant de fuir de l'ego !

La seule manière d'opérer avec l'ego est de comprendre ce qu'il est et comment il survint : tout ce qui est, est Conscience, et c'est la Conscience qui s'est délibérément identifiée avec chaque mécanisme corps-esprit individuel dans le but de percevoir la manifestation dans la dualité observateur/observé. Ainsi, tout le fonctionnement de la totalité de la manifestation, la Vie est une affaire impersonnelle d'évolution concernant le processus d'identification initiale — l'existence identifiée couvrant une certaine période — l'esprit s'orientant vers le dedans — le début du processus de dés-identification — la progression de la dés-identification — et l'ultime compréhension de ce processus tout à fait impersonnel, ou illumination, dans laquelle la Conscience a recouvré sa « pureté » originelle.

La compréhension, comme l'a dit un maître de Tao, est toujours soudaine, mais la délivrance peut être graduelle. La délivrance, c'est la délivrance de l'asservissement au concept de l'ego ; la progression graduelle est une progression à partir du point de vue personnel vers la perspective impersonnelle. La compréhension soudaine met un terme à la fuite devant l'ego. C'est ce qui s'est passé dans le cas du mécanisme corps-esprit connu, au plan relatif, sous le nom de O. Et toute votre lettre retrace l'histoire de cette fuite jusqu'au moment où elle a-pris fin. Ce qui se produit maintenant est un regard témoin neutre qui n'est pas du domaine mental mais de celui du noumène impersonnel. C'est la « nature d'une telle observation » qui, dites-vous, n'est pas claire en ce qui vous concerne. Ce qui se passe, c'est que ce regard neutre engendre une dissociation de l'ego tout en reconnaissant sa validité en tant qu'élément opérationnel au sein du mécanisme corps-esprit qui doit persister comme élément de la structure psychique du mécanisme psychosomatique. Un tel élément opérationnel doit bien évidemment continuer à exister aussi longtemps que le corps continue d'exister, mais il n'est plus confondu avec l'essence fonctionnelle du corps commune à tous les êtres sensibles — la Conscience impersonnelle.

Ce qu'induit très simplement la compréhension, c'est la reconnaissance que l'ego, l'esprit, est un simple partenaire de travail dans l'organisation physique qu'est le corps et non son propriétaire indépendant comme cela était fermement imaginé jusqu'alors !

De fait, il est symptomatique de votre état spirituel actuel (certainement enviable du point de vue relatif, mais autrement dénué de signification) que vous ayez intuitivement réalisé ce que j'ai dit par tant de mots, quand vous écrivez : « Je ne pouvais pas voir comment quelqu'un pouvait s'engager dans une activité sans se préoccuper de son aboutissement final. Hier, j'ai vu. J'ai donc bien l'intention de mener ce projet à terme (égotiste ou non)... ». Les mots significatifs de votre phrase sont « égotiste ou non ». Très significatifs, parce que l'ego a perdu son aspect terrifiant, son emprise. Égotiste ou non — qui s'en soucie ?! C'est le point crucial, mon très cher ami. Pourquoi se soucier de l'ego ? Laissez-le exister à sa juste place, comme simple exécutant. Laissez l'intuition ou la Conscience à son fonctionnement propre. Il se pourrait que mes paroles déclenchent chez vous un soudain sentiment de bravo. Pourquoi pas ? Simple mouvement dans la Conscience, dont la Conscience est témoin, sans signification particulière.

Le vers de la Bhagavad-Gita que vous avez cité et qui, dites-vous, vous avait tant ému dès sa première lecture en 1979 — « Pour cette raison, vous devez exécuter chaque action comme un sacrement et être libre de tout attachement aux résultats » — vous a déconcerté durant toutes ces années, jusqu'à « hier », pour la simple raison que vous l'aviez considéré du point de vue d'un supposé individu indépendant, autonome. Aujourd'hui, ces mots font sens parce que la compréhension s'est opérée à partir du point de vue de la Totalité impersonnelle. Votre précédente interprétation était justifiée parce que le vers dit « Vous devez exécuter chaque action... ». Maintenant vous avez compris ce vers dans le sens « Une fois que la compréhension s'est produite, chaque action est perçue comme un sacrement (comme une partie du fonctionnement de la Totalité), libre d'attachement aux résultats ». Précédemment votre difficulté était très réelle': « vous » ne pouviez voir comment « quelqu'un » pouvait s'engager dans une activité sans se préoccuper de son aboutissement. « Hier » vous avez vu qu'il n'est aucun « quelqu'un » pour s'engager dans une activité quelle qu'elle soit — toute activité se produisant à travers n'importe quel corps individuel fait partie du fonctionnement de la Totalité. Ce qui s'est produit, c'est la mutation d'une personnalité individuelle en l'impersonnalité de la Totalité.

Je pense qu'au fil du temps, vous vous surprendrez « vous-même » en train de faire les choses spontanément, sans être tourmenté par l'éventualité de la présence d'un ego tapi derrière ces actes. Le seul produit d'une sadhana, quelle qu'elle soit, a été très bien énoncé dans votre lettre, car cela relève de l'expérience : la réalisation que la sadhana ne peut provoquer que des changements quantitatifs, et que seule « la pure compréhension » de Ce qui Est (tout ce qui est, est Conscience en laquelle apparaît la totalité de la manifestation et son fonctionnement impersonnel) est un changement qualitatif. Cette compréhension, étant de nature nouménale (et non phénoménale ou intellectuelle), correspond à un changement qualitatif par le seul fait de porter un regard témoin neutre sur toutes les pensées, sentiments et désirs au fur et à mesure qu'ils surgissent, sans s'y impliquer ou s'y identifier. Une telle neutralité dans le regard porté sur les choses, du fait de la dissociation d'avec les événements phénoménaux, engendre ces glorieux moments de nouménalité — de Je Suis — qui deviennent plus intenses et plus fréquents au fur et à mesure que la compréhension devient plus profonde, durant le processus graduel de « délivrance ».

Il est intéressant de noter la succession d'événements « fortuits » qui conduisent gourou et disciple à une rencontre qui s'épanouira par la suite en une relation confirmée. J'ai rencontré un bon nombre de cas de ce genre, y compris le mien en tant que chercheur, et il ne peut être question de hasard ou de coïncidence en pareille circonstance. Cela devait simplement se produire.

CONSCIENCE À CONSCIENCE - RAMESH BALSEKAR Traduction de Philippe de Henning.
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1 commentaire:

Jérôme a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.