PETIT LEXIQUE SPIRITUEL
à l'usage du chercheur inlassable
à l'usage du chercheur inlassable
ÉVEIL
G. M. : L'éveil est devenu de nos jours le terme
qui désigne le centre de toute quête spirituelle. Vous-même, vous ne cessez de
tenter une description de cette autre rive de soi-même qu'est l'éveil.
Malheureusement pour ceux qui restent du côté de la rive enténébrée, toute
description ne fait que stagner la plupart du temps dans les eaux boueuses de la
représentation intellectuelle. Ne pourra-t-on jamais définir ce mot ?
S. J. : Non bien sûr, mais on peut essayer d'approcher son sens de la
façon la moins tendancieuse et la plus descriptive possible.
G. M. : Pour rester simple dans l'approche de ce mot éveil, ne
pourrait-on pas dans un premier temps, parler de nos trois états de conscience
: sommeil, veille, éveil en partant de ce que chacun connaît, c'est-à-dire la
différence entre le sommeil et la veille pour faire ensuite la distinction
entre la veille et l'éveil ?
S. J. : C'est vrai que l'analogie avec le sommeil nocturne et
l'éveil matinal est très grande. Dans les deux cas, il y a retour à la
conscience. C'est très clair.
Ce qui se produit lorsque l'on dort physiquement et que l'on
s'éveille le matin en se dressant tout d'un coup dans son lit ressemble
beaucoup à ce qui se passe lorsqu'un homme s'éveille alors qu'il ne dort plus,
alors qu'il veille, du moins, croit veiller. Quelqu'un qui se souvient bien de
ces éveils en sursaut de l'enfance attache une grande importance à ce moment du
retour à la conscience, qui lui apparaît comme l'une des expériences les plus
mystérieuses et les plus émouvantes qui soient. Le retour à la conscience de
l'éveil matinal a pour base le sommeil et les rêves.
Mais l'éveil matinal n'est que la prémisse balbutiante de la
véritable accession à la conscience, de "l'éveil", qui s'effectue à
partir d'une toute autre base. Tout se passe comme s'il subsistait un résidu
mystérieux de sommeil et de rêve dans la texture même de ce que nous
considérons comme l'état vigilant. "L'éveil" dissout de façon
fulgurante cette obscurité et cette hallucination résiduelles, il met fin à un
sommeil métaphysique. "L'éveil" foudroie sur place un rêve qui
s'épanchait dans ce grand sommeil qu'est l'état conscient habituel. L'analogie
a des limites, mais il est vrai qu'elle est très grande, et surtout très utile
pour se faire comprendre.
G. M. : Si cette analogie fonctionne bien, quelle est l'information
préalable qui manque pour qu'elle fasse sens de façon plus décisive ?
S. J. : Il n'y a aucune pré-connaissance de "l'éveil", il
n'y a pas d'avant-goût de "l'éveil". Quand "l'éveil"'
jaillit, on réalise immédiatement que l'on ne savait préalablement rien sur la
nature de "l'éveil". Admettons que quelqu'un cherche une telle chose,
soudain il l'atteint : il comprend aussitôt qu'il cherchait une toute autre
chose. "L'éveil" se révèle comme l'irruption d'un principe totalement
neuf et inédit, dont la notion n'existe simplement pas dans l'état conscient
habituel.
G. M. : On ne peut pas faire de description de l'éveil, on ne peut
pas non plus s'en faire la moindre idée. Est-ce qu'on ne risque pas de faire un
monument inaccessible de ce mot éveil tout comme pendant des siècles on a fait
un monument indescriptible et inaccessible du mot Dieu. On dirait qu'avec ce
mot à la mode - éveil -, on aurait tout simplement ravalé la vieille
peinture du monument Dieu.
S. J. : C'est une très bonne remarque. Le danger majeur qui guette
l'homme qui aura entendu parler d'un tel éveil est la conception perverse qu'il
va s'en faire, le statut d'objet extérieur, et simplement d'objet, qu'il va lui
conférer. "L'éveil"-objet est un néant profond. Le pire est que cet
objet va acquérir rapidement un aspect monumental, la naïveté humaine incline
vers le monumental. Sans s'en rendre compte, cet homme va glisser de l'erreur
spirituelle, excusable, à la trahison spirituelle, et se mettre à adorer une
abstraction, une entité. Objectiver "l'éveil", ce n'est pas une bonne
façon de frapper à sa porte. Déifier "l'éveil", c'est prendre le
risque de s'aliéner à jamais ses bonnes grâces.
"L'éveil" est sujet pur, moi pur. "L'éveil"
n'est en aucune façon dissociable de moi. "L'éveil" jaillissant
récuse comme hallucinatoire "l'éveil"-objet et "l'éveil"-lui.
G. M. : Qu'entendez-vous plus précisément par
"l'éveil"-objet ?
S. J. : "L'éveil"-objet, c'est la pensée de
"l'éveil". La pensée de "l'éveil" est une imposture, qui
doit être dénoncée farouchement.
ÉVEIL=MOI
G. M. : Si je comprends bien, "l'éveil" reviendrait à
dire "l'éveil c'est moi", mais en fait, ce moi n'est pas moi en tant
qu'objet, ni même en tant qu'état, ce n'est même pas un événement non plus.
S. J. : La proposition sacrée, première, inscrite en lettres de
feu dans ce miracle qu'est "l'éveil", est : Je suis personnellement
cette conscience infinie, cette conscience infinie est moi. L'intuition de
cette identité absolue de "l'éveil" et de moi est une même chose que
"l'éveil".
Très curieusement cette proposition est souvent correctement
formulée par des esprits à la fois ouverts et brûlants : "éveil" =
moi, conscience infinie = moi. Mais rien ne se passe et on se demande
alors : nom de Dieu, pourquoi cela ne marche-t-il pas ? Et la question est
empreinte de rage, car "l'éveil" est une potentialité de tout esprit
humain, et que le type qu'on a devant soi est à un cheveu de l'actualiser.
Si la proposition magique fait long feu, c'est qu'elle n'est
correcte que formellement. Le mot "moi" est là, pas le sens
"moi", ce qui est véritablement signifié est "lui" = un
objet. Le mot sacré "moi" a été vidé de sa signification personnelle,
et ceci n'est pas pieux, ni intelligent, ceci est un sacrilège stupide.
Il faudrait donc ajouter cette précision, "l'éveil" =
moi, oui, mais moi c'est... MOI !
(En prononçant ce dernier "moi ", Stephen Jourdain
pointe vigoureusement ses deux index en direction de sa poitrine.)
G. M. : En vous écoutant un autre mot me vient à l'esprit, c'est
celui de conscience pure. Par rapport à cet "acte d'éveil", est-ce
que la conscience pure n'est pas le point central de cet événement ?
S. J. : "L'éveil" est le surgissement de la
conscience-moi infiniment consciente d'elle-même. "Eveil" c'est un
bon mot, "l'éveil" cela chosifie et généralise dangereusement le sens
du mot, mais il faut bien s'exprimer ! Je me console en me disant qu'au moins
j'emploie ce substantif dans son sens propre, et non dans un quelconque fumeux
sens figuré, où il ne resterait rien de la notion fondamentale de vigilance.
"L'éveil" est un événement, la plus colossale et la plus décisive des
révolutions que puisse connaître le "dedans" d'un homme, et il est
également vrai que l'événement ici est datable... Impossible de ne pas tenir ce
langage. Et en même temps, impossible de ne pas le désavouer aussitôt, de ne
pas affirmer que "l'éveil" est un non- événement pur. Quand un chien
se trouve devant une contradiction, il se gratte, moi je parle d'un
non-événement majeur.
Conscience pure. Pure de quoi ? On pourrait se le demander. Mais
l'épithète est juste. "Infinie", là c'est strictement descriptif, il
y a dans cette conscience un infini qui n'a rien de théorique, un infini, aussi
peu discutable que la présence du soleil dans le ciel d'août. "Un infini
patent d'active conscience", je me cite. "Absolue" ? Je
n'utilise ce terme que rarement, je le trouve lourd.
G. M. : Le mot de vigilance pourrait-il s'associer à celui d'éveil
?
S. J. : Les mots en français qui sont immédiatement adéquats à
"l'éveil" sont en nombre extraordinairement restreint. Il y a
conscience, vigilance, être, moi, valeur suprême, et puis basta ! Ecrire sur
cette chose est une gageure, c'est comme essayer de composer une symphonie pour
trois doigts. Vraiment difficile d'accomplir un acte littéraire avec cinq mots
- mais on peut s'en sortir !
Extrait publié avec l'aimable accord des Éditions Antoni-L'Originel