Publié aux Éditions Accarias-L'Originel
Ce qui est commun à tous les
êtres humains, c’est l’envie de connaître un sentiment de plénitude qui dure
face aux manques vécus dans la vie courante. Or ce sentiment de plénitude, de
non-manque, n’apparaît que par la dissolution de la croyance à ce qui est
appelé ici “l’entité séparée”.
Nous vivons en effet une histoire fictive que nous
ne remettons jamais en doute et qui consiste à croire à un personnage réel
autonome (le moi séparé), qui pense pouvoir gérer sa vie. Cette illusion première acquise comme vraie est à
l’origine de nos illusions et de nos insatisfactions.
Pour Daniel Morin, l’unique
racine de toutes les croyances est l’interprétation fausse que nous sommes une
individualité “étanche” qui se croit propriétaire de son corps, ayant une faculté de
libre arbitre.
Ce livre n’a pas pour finalité de
proposer une nouvelle recette en vue d’obtenir plus tard une amélioration de
notre condition personnelle et relationnelle. L’auteur propose un retournement,
une position radicalement opposée à l’idée de progression, qui consiste à vivre
l’immédiateté comme étant l’expression exacte et impersonnelle de la Vie telle
qu’elle est perçue. La dissolution de l’entité séparée n’est pas un but à
atteindre dans le futur, car la vision de l’illusion d’être une entité autonome
n’est possible que maintenant.
Tout en remettant radicalement en
cause nos espérances, Daniel Morin redonne de la valeur à notre humanité et
réhabilite l’ordinaire. Il nous invite à “oser être vraiment soi-même”, dans la
présence à l’instant.
La seconde partie de l’ouvrage
est un entretien amical avec Alexandre Jollien.
La vie commence maintenant. La
vie finit maintenant.
Extrait de l'ouvrage publié avec l'aimable accord des Éditions Accarias-L'originel :
INTRODUCTION
Depuis quelques décennies, nous
sommes envahis d’informations en provenance du monde entier. Le monde spirituel
n’échappe pas à ce mouvement. Une des conséquences de cela est que beaucoup de
gens habités par cette recherche spirituelle n’ont plus de repères fiables pour
s’y retrouver au milieu d’une multitude de données plus ou moins
contradictoires. De fait, la juxtaposition, voire la “mondialisation” des
diverses sources traditionnelles, non seulement n’amène pas plus de clarté,
mais renforce un sentiment de confusion. Chacun essaye de s’approprier ce qui
semble répondre au mieux de ses demandes immédiates, et se retrouve aux prises
avec des contradictions qui le bloquent et lui laissent un goût
d’insatisfaction ou de manque.
L’homme, dans ce que l’on connaît
de son évolution, c’est-à-dire de son adaptation à l’environnement, s’est très
tôt interrogé sur la vie, la mort, la maladie, son origine, le sens du fait
même d’exister dans un milieu hostile, ainsi que sa relation à ce qui le
dépasse. Ce n’est pas pour rien que l’homme primitif a toujours dirigé son
regard d’une façon interrogative et craintive à la fois, vers “plus haut”, vers
“le ciel” , vers cette puissance mystérieuse vue comme extérieure à lui et
plus grande que lui.
Il y a donc eu naissance
d’un pourquoi fondamental, qui a
différencié l’homme de façon marquante du reste des espèces animales. Cette
question a généré la quête d’une réponse
absolue,
ressentie intuitivement comme libératrice et porteuse du pouvoir de
maîtriser la vie. Ce va-et-vient incessant et mécanique entre la question et la
réponse s’est bien sûr complexifié et sophistiqué au fil du temps.
Subtilement, cette recherche de
réponse libératrice au pourquoi fondamental s’est divisée en deux branches.
L’une, matérialiste, à la recherche de la paix et de la sécurité sur le plan
concret, s’inscrit dans la temporalité et la causalité. L’autre, spirituelle,
vise le bonheur éternel.
Aujourd’hui, nous pouvons
constater que le plan matériel n’a pas répondu aux attentes de sécurité et de
paix de chacun. S’il a facilité le quotidien de certains, il a dans le même temps
aggravé les conditions de vie des autres. Les dirigeants des pays ont promis en
vain de répondre aux aspirations de paix et de bonheur des gens. Mais ce
bonheur promis est toujours pour demain, plus tard, quand… Beaucoup ont perdu leurs illusions dans ce domaine.
Les espoirs perdus ont pu alors
se reporter sur les idéologies spirituelles. Les espérances déçues sur Terre
ont été sublimées en l’espoir d’un bonheur éternel après la mort. Chaque
tradition a représenté à sa manière cet au-delà, puis a posé ces
représentations en tant que vérités indiscutables. Les grandes religions du
monde promettant l’amour universel sont pourtant à l’origine de nombreuses
guerres au nom du principe d’amour.
Ce qui est commun
à tous les êtres humains, c’est l’envie de connaître un sentiment de plénitude
qui dure face aux manques vécus dans la vie courante. De ce fait, la
spiritualité a pris une place de plus en plus importante dans notre monde. Les
enseignements s’y référant proposent un but, une espérance dépassant tout ce
qui a pu être connu jusqu’alors, indépendamment des connaissances scientifiques
ou des progrès techniques. Certains vont viser l’amour, un état de non-peur, de
non-égoïsme, de compassion ou d’équanimité émotionnelle.
Au sens habituel, la spiritualité
propose d’être en relation avec l’Unicité, l’Illimité, la Totalité, le
Mystère, Dieu. J’emploie ici le mot Dieu dans le sens de l’Indéfinissable, non dans le sens d’une entité créatrice qui aurait
des pouvoirs suprêmes et qui punirait ou récompenserait ses créatures selon
leurs mérites. Pour moi, Dieu est le Mystère de la Vie, non seulement ce que
l’on appelle communément notre
vie, c’est-à-dire l’espace-temps compris entre la naissance et la mort, mais
aussi ce qui permet la vie.
Cet aspect de la spiritualité n’a
rien à voir avec l’érudition ou l’appartenance à une tradition, une religion ou
une lignée. Les vraies questions ne sont pas toujours les questions alambiquées
exprimées par des spécialistes, qu’ils soient religieux, philosophes, ou
scientifiques. Ceux-ci peuvent d’ailleurs être déroutés par des questions enfantines
comme : Où va t-on quand on est mort ? Est-ce que grand-père est au
ciel ? Où s’arrête l’univers ? Où est-ce que j’étais avant d’être
dans le ventre de maman ? Qu’est-ce qu’il y avait avant le big-bang ?
Etc.
Nous fonctionnons sur un mode
binaire, entre le connu et l’inconnu, ce que l’on sait et ce que l’on ne sait
pas. Nous admettons facilement ne pas connaître certaines choses, mais avec en
arrière-plan l’idée qu’un jour enfin, nous les connaîtrons. Je voudrais
rajouter une notion sur laquelle on n’a pas l’habitude de s’arrêter : l’inconnaissable, souvent confondu à tort avec l’inconnu.
L’inconnaissable échappera
toujours à la mesure du temps et de l’espace. Il contient le connu et
l’inconnu, et peut être apparenté à la notion de Dieu, d’Unicité ou de Conscience
indéfinissable. L’Inconnaissable peut se révéler en tant que saveur intuitive,
sans nécessiter de validation par la pensée. Ce sentiment de plénitude, de non-manque,
n’apparaît que par la dissolution de la croyance à ce que j’appelle l’entité
séparée. La certitude du Tout apparaît dans la partie. C’est l’expérience
décrite comme grâce par des mystiques ou des personnes vivant un moment
d’abandon de soi.
Chaque tradition recèle des
exemples vivants de femmes et d’hommes qui sont beaux, qui font envie et qui
témoignent d’une ouverture aux autres traditions, au-delà même des
contradictions apparentes. Toutefois, beaucoup d’histoires traditionnelles sont
considérées comme des réalités indiscutables, et bloquent une certaine liberté de penser.
Il nous est habituel de
rechercher un sens personnel à notre vie, de nous référer à des histoires transmises
qui impliquent le temps et l’espace : C’est parce que j’ai vécu
ceci dans mon passé que je vis cela maintenant. À mon sens, ce genre de propos est faux[1]
parce que réducteur, excluant l’évidence que tout se joue en même
temps, tous les échanges, tous les mouvements,
sur tous les plans. Nous utilisons les croyances pour donner du sens à notre
existence. Ce que j’appelle croyance, c’est prendre pour vrai ce qui relève de
la pure imagination.
La première histoire fictive
que l’on ne va plus mettre en doute, par habitude, est de croire à un
personnage réel autonome que j’appelle moi-séparé, qui croit pouvoir gérer sa vie. Cette illusion première acquise comme vraie est
à l’origine d’une confusion spirituelle.
Alors y aurait-il une vision
déformée de la spiritualité[2]?
Pour moi, oui, lorsque notre idéal prédomine sur la réalité vivante. Notre
idéal, pensé comme vrai, s’oppose à la réalité présente, pensée comme ne devant
pas être telle qu’elle est. Considérer qu’il devrait y avoir un autre état à la
place de celui qui est déjà là, c’est considérer qu’il manque quelque chose à
la vie telle qu’elle est. Cela ne s’oppose absolument pas bien sûr à un désir
personnel d’amélioration dans le temps. Mais ne pas voir ce qui est reviendrait
à dire qu’il manque quelque chose à la totalité présente, en oubliant
momentanément que nous sommes partie intégrante de cette Totalité qui nous
dépasse.
Cette déviance va être alimentée
par toutes les histoires créées par l’homme pour trouver un sens à la vie, qui
bien souvent entretiennent l’illusion[3]
d’une finalité grandiose. Ces histoires
entretenues de tout temps masquent la peur fondamentale de l’homme face au
mystère de la vie, au grand Je
ne sais pas.
Je ne cherche pas à nuire aux grandes
traditions spirituelles ou aux institutions religieuses en place depuis des
millénaires – ce qui est peu par ailleurs à l’échelle de l’histoire de
l’univers – ni à dévaloriser d’autres points de vue idéologiques. Je ne mets
pas en doute le fait que, la plupart du temps, les enseignements traditionnels tentent
de prôner avec sincérité les valeurs morales de bonté et d’altruisme pour l’humanité,
hélas sans grands résultats probants. Force est de constater, aussi loin que la
mémoire puisse remonter, que l’harmonie humaine espérée, la santé spirituelle proposée,
l’amour partagé, font cruellement défaut dans la société.
Ce livre n’a pas pour finalité de
proposer une nouvelle recette en vue d’obtenir une amélioration de notre
condition personnelle et relationnelle plus tard. Je propose ici une position radicalement
opposée à l’idée de progression, qui consiste à vivre l’immédiateté comme
étant l’expression exacte et impersonnelle de la Vie telle qu’elle est perçue. Ce n’est pas contradictoire avec la légitimité
naturelle de l’homme de vouloir trouver le bonheur de son vivant.
Il y a bien sûr une apparence de
progression dans la vie courante. La notion de progression n’est pas fausse en
soi, si on se réfère au concept du temps, mais ne remet pas en cause l’idée de
séparation : Si moi, en tant qu’entité, progresse, j’arriverai un jour au
but... Ce que l’on croit personnel, ma
progression, est une vue partielle de la
conscience que l’on s’approprie en tant qu’individu. L’idée d’une progression
ne peut exister que dans le concept du temps. Celui-ci n’existe que par
comparaison entre passé, présent et futur. Dans l’idée de progression, il y a
une diminution imaginaire de la distance entre moi et mon but idéalisé. Ainsi, même si les éléments
utilisés dans l’approfondissement de la quête semblent très pertinents, il n’en
reste pas moins que le but recherché est toujours hors de portée.
Je vais marteler et répéter de
différentes façons une seule et unique chose.
Le but est dans le point de
départ, ici, dans le présent, expression exacte et impersonnelle de la Réalité,
de Dieu.
La dissolution de l’entité
séparée n’est pas un but à atteindre dans le futur, car la vision de l’illusion
d’être une entité autonome n’est possible que maintenant, là où sont nos pieds.
Puisqu’aucune chose n’existe
indépendamment des autres, étant en interrelation simultanée, il n’existe pas
d’extérieur à la Totalité. Il n’existe donc pas de séparation ou d’autonomie
d’un élément ayant un libre
arbitre indépendant de son environnement.
J’observe que, bien que
convaincus intellectuellement par la non-séparation, beaucoup d’enseignants
spirituels ne placent pas cette évidence en priorité, et restent accrochés à
leur croyance en une entité qui devra évoluer, se transformer, changer afin
d’atteindre un état spécial personnel et permanent.
Comment celui qui se croit séparé
pourrait-il un jour vivre une non-séparation ? Comment les efforts d’un
personnage pourraient-ils aboutir à sa
propre disparition ? C’est aussi vain que vouloir faire l’expérience
d’une absence, car il faut une présence pour pouvoir concevoir une absence.
Ce petit livre n’a pas d’autre
objectif que d’insister sur ce point initial et capital : la remise en
cause du moi-séparé qui se croit et se
revendique propriétaire du corps vivant, en occultant ce qui permet cela. Cette
remise en cause bousculerait pourtant radicalement la plupart des croyances et
des espérances humaines. Car ces croyances issues de l’imaginaire servent à
masquer cette méconnaissance de l’inséparabilité des éléments connus et
inconnus.
Même si mon propos est de
démontrer la non-existence réelle d’un personnage ayant un libre arbitre, je
souhaite réhabiliter l’apparence de l’humanité telle que nous la vivons
quotidiennement.
Comment essayer de transcrire
avec un minimum de mots ce qui les dépasse sans les annuler ? Comment
concilier le fait qu’il n’existe que l’Unicité sans nier l’évidence de
l’apparence de notre humanité en tant que moi-forme ?
Je n’ai pas l’arrogance de
vouloir changer quoi que ce soit puisque le vécu de chacun, difficile ou
merveilleux, est d’évidence l’expression exacte de tous les jeux d’attractions
et de répulsions des éléments du mystère vivant. Comme dans le premier ouvrage[4],
je suis devant l’impossibilité d’échapper à certains paradoxes, du fait même
que le langage est limité, duel, et incompétent à traduire l’indicible.
[1]
Quand je dis que quelque chose est faux, je ne
veux pas dire que c’est mal en soi. Simplement, une logique qui est vraie dans
un angle de vue limité ne peut pas l’être d’un point de vue global. C’est un
peu comme si, lors d’un calcul mathématique, on devait effectuer une suite de
dix opérations. Si nous vérifions les neuf dernières opérations sans jamais
trouver d’erreur, puisqu’elles sont justes en valeur et en logique, mais que
nous oublions de vérifier la première, le résultat final sera toujours faux. Ce
principe montre qu’une erreur fondamentale peut se perpétuer sur une base
logique.
[2] Quand je parle
de vision déformée, je ne veux pas dire que c’est mal ou que cela ne devrait
pas être, mais je veux parler d’une dérive de la vision de l’Unicité, un peu
comme si le bras d’un fleuve oubliait sa source.
[3] “Illusion : erreur des sens ou de l’esprit qui
fait prendre l’apparence pour la réalité. “ (Larousse)
[4]
Éclats de silence – L’indicible simplicité
d’être, Éditions Accarias,
L’Originel, 2010