© Dominica, portait extrait de son ouvrage : "Perles de Conscience : À la rencontre d'Êtres remarquables" - Aluna Éditions |
Voici un extrait du livre de Ramesh S. Balsekar « Le Duo de l’Un » paru chez Aluna Editions, préfacé par Nicole Montineri. Le livre
est disponible sur le site de l’éditeur www.alunaeditions.com
Ashtavakra dit :
« Quoi que tu perçoives c’est ton
propre reflet. Les différentes parures, telles les amulettes, les bracelets de
poignets ou de chevilles, peuvent-elles exister autrement qu’en tant
qu’or ? » (139)
« Abandonne toute distinction telle
« Je suis ceci » et « Je ne suis pas cela ». Sois convaincu
que tout ce qui est, est Conscience. Libre de tout concept, sois
heureux. » (140)
« Seule l’ignorance fait que
l’univers paraît exister. En dehors de toi en tant que Conscience ou Réalité,
rien n’existe. En dehors de toi, il n’est ni soi individuel, ni soi
transcendantal. » (141)
« Celui qui comprend avec conviction
que l’univers n’est rien qu’illusion devient libre du désir. Avec la conviction
que rien n’existe en dehors de la Conscience, s’installent paix et
sérénité. » (142)
« Sois convaincu que cet océan
apparent de l’univers manifesté n’est en réalité rien d’autre que Conscience.
Tu n’es véritablement concerné ni par l’asservissement ni par la libération.
Vis libre et heureux. » (143)
« Oh, pure Conscience que tu
es ! Ne te soucie pas de concept d’affirmation et de négation. Demeure
dans le silence du bonheur éternel que tu es, et vis heureux. » (144)
« Abandonne toute
conceptualisation. N’aie ni croyance ni concept d’aucune
sorte. Tu es la Conscience éternellement libre. Comment penser peut-il t’aider
en quelque façon ? » (145)
Quelle formidable supplication
pleine de passion le sage adresse-t-il à l’individu illusoire ! En fait,
le sage est pleinement conscient que ce dialogue se déroule entre la Conscience
universelle, impersonnelle et la conscience identifiée, personnelle, part du
processus dans la durée phénoménale de l’évolution spirituelle. Il joue
cependant à la perfection le rôle de l’enseignant. Il sait qu’il s’agit de la lîla, le fonctionnement de la Totalité de la
manifestation, le scénario du rêve, écrit, produit et dirigé par la Conscience,
qui en joue également tous les personnages.
C’est justement ce à quoi
pense le sage quand il dit « Tout ce que tu perçois est ton propre
reflet ». L’observateur est ce qui est observé. Qui perçoit ? La
Conscience est celui qui perçoit. Le corps n’est simplement que le mécanisme à
travers lequel se produit la perception. En l’absence de conscience, le corps
(qui n’est qu’un agrégat de matériaux) ne peut rien percevoir. Le
« percevant » individuel (que s’imagine être l’ego) est tout autant
objet que ce qui est perçu. Les deux sont l’expression objective de la
Conscience subjective. C’est dans cette perspective que le sage apprend à son
disciple que tout ce qu’il perçoit (en tant que percevant individuel
illusoire), est « ton propre reflet ». Tous deux sont des objets et
ce qui véritablement perçoit est la Conscience. A proprement parler, il n’y a
ni percevant, ni chose perçue ; il n’est que perception en tant que fonctionnement subjectif.
L’objet observateur et l’objet observé ne sont simplement que les deux
extrémités du processus de perception.
Cet aspect de l’enseignement
de l’Advaita — que
l’observateur est la
chose observée et que tous les objets au sein de la totalité de la
manifestation sont les expressions de la seule Réalité subjective — est le fondement
même de l’enseignement,
et la chose la plus difficile à accepter pour le mental-intellect. L’expérience
m’a appris que l’image suivante s’est montrée efficace dans bien des cas :
supposez que vous ayez été photographié dix fois dans dix costumes différents,
avec à chaque fois un grimage approprié. L’observateur non informé pensera
naturellement qu’il s’agit des photos de dix personnes différentes. Mais vous,
vous savez que sur toutes ces épreuves le personnage réel n’est jamais que vous
même. Tout ce qui se passe en ce monde c’est que la Conscience crée des
milliards et des milliards d’objets (en représentation d’elle-même) qui
constituent la totalité de la manifestation. La Conscience insuffle en quelques
uns de ces objets (animaux et être humains) un aspect d’elle-même appelé
« sensibilité ». Cela leur donne un sentiment de présence
individuelle par lequel ils se considèrent eux-mêmes comme des individus
séparés, comme des entités séparées des autres. En réalité tous sont des
représentations tridimensionnelles d’Elle sous différentes formes, différentes
dimensions, chacune nantie de caractéristiques singulières, en une infinie
variété.
Par une belle image
poétique, le sage Jnaneshwar dit que c’est Shakti (Conscience-en-mouvement, ou
énergie première activée) qui a donné à Shiva (Conscience-au-repos, sans forme,
non-manifestée) son existence même et son statut, la forme et le nom (nama-rupa),
à travers la
manifestation de l’univers. C’était comme si Shakti avait eu honte que son
conjoint, en dépit de toute son impressionnante potentialité, puisse être sans
forme et sans nom, et ainsi elle décidât qu’il avait besoin d’ornementation (dans
l’infinie variété de la manifestation). Il fait aussi remarquer que la
manifestation, l’apparence, comme la réflexion d’un objet dans le miroir,
apportent la preuve de l’existence non pas de deux objets, mais seulement de
l’existence de l’objet originel. L’Unicité fournit l’illusion de la dualité
afin de faire la preuve de sa propre existence.
Cette notion de la chose perçue étant votre propre reflet
présente un autre aspect, un aspect pratique visible dans la vie de tous les
jours. Prenez le cas d’une personne connue pour sa mauvaise humeur qui, se
voyant souhaiter « Bonjour » par une belle journée d’été, va répondre
par : « Qu’est-ce que cette journée peut donc bien avoir de
bon ? ». Ce que vous voyez dépend de votre humeur, et vos humeurs
sont elles-mêmes le reflet de votre intime compréhension. Celui qui a été
conditionné à être exagérément circonspect et suspicieux, va naturellement
considérer chaque personne qu’il rencontre comme un ennemi. Ce qu’il perçoit
sera teinté par son conditionnement. Lorsqu’un tel conditionnement existe, il
est non seulement vain mais encore vraiment frustrant de se voir demander
« d’aimer son prochain ». L’amour du prochain ne peut survenir qu’en présence d’une compréhension
suffisamment profonde pour pénétrer le conditionnement antérieur. Cette
compréhension est que les êtres humains sont tous des créations de la même
Conscience, expressions objectives de la même Réalité subjective. Chacun est
conçu et créé avec certaines caractéristiques données de telle sorte que la
Conscience dans son fonctionnement en tant que Totalité peut engendrer des
actions fondées sur ces caractéristiques à travers les organismes concernés.
Une telle compréhension
implique une acceptation du fait que tous les êtres humains sont simplement des
instruments à travers lesquels fonctionne la Totalité. En d’autres termes,
quand le « moi » en tant qu’entité séparée disparaît, comment les
« autres » peuvent-ils subsister ? Qu’il y ait un zéro ou un
milliard de zéros, ce qui existe n’est qu’un zéro à moins que derrière ces
zéros il y ait un « un » (ou plus) ! Une telle compréhension
entraîne l’acceptation du fait que toutes les actions qui se produisent à
travers un organisme corps-mental ne sont pas les actes d’une entité
individuelle. De ce fait, une « insulte », par exemple, perd tout son
sens en l’absence d’un « moi ».
La norme dans la vie de tous
les jours, c’est la séparation. Ce qui n’est pas vu, c’est que dans une telle
normalité existent conflits et malheur. Ainsi le sage dit que faute de
l’abandon de cette séparation du « moi et mien » d’avec le
« non-moi et non-mien » il ne peut y avoir de bonheur. Et pourtant ce
renoncement à la séparation est considéré comme irréalisable et anormal. C’est
là que se trouve la conception erronée : l’être humain veut conserver sa
division et cependant il demande
le bonheur, qui est la caractéristique essentielle de la Conscience « holistique ».
Voilà réellement le problème fondamental du chercheur. Intuitivement il ressent
l’unicité de l’univers et il est profondément conscient de la vibration
universelle de l’unité. Cependant il souhaite faire l’expérience du bonheur de
cette existence universelle du nouménal en tant qu’entité individuelle séparée
dans le phénoménal. Il ne réalise pas que le sentiment impersonnel de présence
— l’impersonnelle Conscience universelle — est l’état normal, et n’est pas,
comme il l’imagine à tort, une aberration ou un état altéré de la Conscience.
C’est la séparation qui est une aberration et par conséquent source de conflit
et de malheur.
Le sage dit :
« Abandonne toute distinction telle « je suis ceci » et
« je ne suis pas cela » ». Le mot ordinaire en Sanskrit pour
« abandonne » est tyaja,
mais le sage utilise le mot santyaja. Il y a une grande différence entre les deux ; tyaja est plutôt de la nature d’un ordre ou
d’une instruction, alors que « santyaja » implique un sentiment de foi et
de conviction, un sentiment de totalité et de permanence. Dans les autres
versets de cette série, le sage essaie de bien faire comprendre au disciple les
raisons intellectuelles qui pourraient favoriser la transformation d’une
compréhension intellectuelle en une conviction intuitive. La distinction entre
les deux mots est de l’ordre de ce qui distingue les efforts personnels vains
d’un dépendant pour se libérer de sa dépendance, et la soudaine impulsion
divine qui occasionne l’abandon de la drogue. La séparation entre le « moi »
et le « non-moi » est une sorte d’aberration (une dépendance), qui
appelle une aide « extérieure », et le guru est l’instrument par lequel une telle
aide extérieure devient disponible le moment venu.
Il est un autre aspect plus
subtil au sujet de cette question du « renoncement » (ou du
« lâcher prise »). Il existe une sorte de renoncement qui
fondamentalement est le renoncement à une chose pour en obtenir une autre plus
tard. Mais il en existe aussi un plus authentique, où quelque chose est lâché parce
que nuisible ou inutile, tout simplement, et non pas nécessairement en échange
de quelque chose de plus acceptable. Il s’agit d’abandonner un concept ou une
illusion à partir d’une conviction de son caractère illusoire, sans autre
motif. Le sage ne dit pas qu’abandonner la séparation entre « moi »
et l’ « autre » apportera le bonheur, il dit simplement que
lorsque cette séparation illusoire se perd, ce qui subsiste est bonheur. En d’autres mots, l’état
originel d’unicité est bonheur, et la séparation est une sorte d’éclipse de cet
état. Avec la fin de la séparation, l’état originel de bonheur prévaut dans son
état virginal. Il ne s’agit pas de se débarrasser d’une plus petite maison pour
en acheter une plus grande !
Le sage alors poursuit et
explique que c’est par ignorance que l’univers paraît exister, et que autre que
Conscience rien n’existe. Ignorance signifie séparation. La séparation consiste
à se considérer comme une entité indépendante, séparée du reste du monde. La
question évidente à ce stade serait : comment cette séparation
fondamentale s’est-elle produite ? La réponse est simple — le premier
clivage s’est produit
à cause du clivage entre l’observateur et la chose observée, le sujet et
l’objet. Cette division est en fait le mécanisme nécessaire à la fonction
subjective d’observer ou de percevoir. C’est un fait simple. Si cela est
véritablement compris dans sa pleine intensité, la seule réaction possible
serait que les yeux se ferment et que l’esprit « se vide » — au moins
pour quelques instants, jusqu’à ce que l’observateur (le « moi », le
mental) réapparaisse en tant qu’observateur séparé de ce qui est observé. En
temps et en heure, cette compréhension s’enracine si profondément que
l’individu en tant qu’observateur séparé disparaît subitement et il n’est plus
d’observateur mais un témoin.
L’observation par un observateur individuel implique inévitablement des
réactions de comparaison et de jugement portant sur ce qui est observé. Le
témoin impersonnel signifie une observation nouménale du fonctionnement
phénoménal sans comparaison ni jugement. Aucune distinction n’est faite entre
l’acceptable et l’inacceptable, ni entre la foule d’autres contraires qui
réellement sont interconnectés sans être compris comme tels par l’individu.
Un tel témoin n’est possible que s’il y a une désidentification d’avec le fonctionnement du
phénoménal. La signification de la manifestation phénoménale et de son
fonctionnement, pris comme une sorte de film rêvé, une apparence illusoire sur
l’écran de la Conscience, est alors véritablement comprise. Et une telle
compréhension n’est pas celle d’un individu comprenant, mais une aperception,
une dimension sans aucun rapport avec une compréhension individuelle.
C’est ce que le sage signifie quand il
dit à son disciple :
« Oh toi pure Conscience !
Ne t’encombre pas d’affirmations et de négations. Demeure dans le silence du
bonheur éternel que tu es, et vis heureux. Abandonne toute conceptualisation.
N’aie aucune sorte de croyances ou de concepts. Tu es la Conscience éternellement
libre. Comment penser peut-il t’aider en quelque façon ? »
La
Conscience est tout ce qui existe, non consciente d’elle-même dans cet état
originel de subjectivité, mais consciente d’elle-même dans le mouvement
« Je Suis ». Avec cette conscience en mouvement surgit la totalité de
la manifestation en tant qu’apparence au sein de la conscience. Le
fonctionnement de cette manifestation s’appuie sur sa perception. En effet, son
existence même dépend du fait qu’elle est perçue, et c’est la raison pour laquelle
surgit la séparation fondamentale, l’objet percevant et l’objet perçu. Mais
tous deux sont des objets et le percevant n’existe pas en tant que un sujet des objets perçus. Des efforts ont
été déployés tant par la science que par les religions organisées pour
expliquer la cause de l’avènement de la manifestation, mais en fait
l’espace-temps (qui est le mécanisme nécessaire pour que la manifestation
puisse apparaître et fonctionner) simplement n’existe pas. L’espace-temps est
un concept, et par conséquent la manifestation qu’il contient doit
nécessairement être un concept, une illusion, une apparition dans la
Conscience. Le plus près de la Vérité auquel soit parvenu et puisse parvenir la
science est d’affirmer que la manifestation est un processus auto-généré.
Simplement ce processus auto-généré se produit continuellement, ici,
maintenant, dès qu’il y a sentiment de présence ; quand ce sentiment de
présence (être conscient) n’est pas là (dans le sommeil profond ou sous sédatif
par exemple), il n’est pas de manifestation.
En
d’autres mots, la seule vérité est l’être, ici, maintenant. Toute pensée implique la création
d’images dans le mental, une conceptualisation. Aussi, dit le sage, quel besoin
peut-il y avoir à créer des concepts et des images pour vous qui êtes la
Conscience même en laquelle la manifestation apparaît ? Une telle
compréhension est en soi paix et bonheur. Aucun effort ne peut donner lieu à la
paix et au bonheur, parce que l’effort ne peut être accompli que par une entité
individuelle (le « moi »), et paix et bonheur impliquent l’absence du
« moi » qui pense.
Ashtavakra
poursuit sur ce thème. De façon répétée, il souligne que la nature du
mental-intellect est de se projeter à l’extérieur de lui-même vers la
manifestation et son fonctionnement, vers ce qui est illusoire et irréel. Ainsi
l’individu se considère lui-même comme une entité séparée et s’emploie sans
relâche à la tentative d’acquérir des connaissances à propos de cette apparence
illusoire. Il ne comprend pas que cette poursuite de la connaissance ne fait
simplement que proroger l’ignorance à travers une identification erronée avec
une entité illusoire. Ashtavakra fait comprendre très clairement que si ce
processus n’est pas inversé et que la quête ne se tourne pas vers le dedans, le
processus de désidentification ne peut même pas s’entamer.
Ashtavakra
dit :
« Tu
peux te pénétrer de toutes sortes d’Ecritures, ou même délivrer des discours
érudits à leur sujet, mais demeurer dans le Soi ne peut se produire à moins que
tout cela ne soit oublié. » (146)
« Tu peux
t’absorber dans le travail, jouir des plaisirs du monde, ou t’adonner à la
méditation, mais tu découvriras qu’il est un élan intérieur vers cet état
originel antérieur à toute phénoménalité, en lequel tout désir pour des objets
phénoménaux est éteint. » (147)
« Tous
s’évertuent à l’effort et pourtant se sentent malheureux. Ils ne réalisent pas
que c’est cet effort de volonté même qui entraîne le malheur. Ce n’est que par
cette compréhension que survient l’éveil en celui qui est béni. » (148)
« Le
bonheur n’appartient à nul autre qu’à ce maître d’indolence pour qui même le
mouvement naturel du clignement des paupières semble une affliction »
(149)
« Quand
l’esprit est libéré des paires de contraires comme ‘ceci est fait, mais cela ne
l’est pas encore’, il acquiert une égale indifférence tant pour la vertu, la
richesse, le désir des plaisirs sensuels, que pour la libération. » (150)
« Celui
qui a de l’aversion pour les objets des sens est considéré comme un ascète, et celui
qui les convoite comme sensuel. Mais celui qui ni ne rejette ni ne convoite
n’est pas concerné par ces objets. » (151)
Cette
série de versets choque le chercheur traditionnel qui a été conditionné à
croire que rien ne peut être acquis sans un dur labeur et un effort personnel,
et il en est en effet ainsi dans la vie de tous les jours. Ici il lui est
enseigné qu’il doit oublier tout ce qu’il a appris, qu’il n’y a pas de
différence qualitative entre travail, plaisir et méditation. Le véritable
bonheur (la vraie quiétude) ne consiste pas en efforts de volonté pour
atteindre le bonheur mais seulement en la compréhension de ce qu’est demeurer
en le Soi, et demeurer en le Soi ne peut être acquis, cela se produit
spontanément quand l’esprit est libre des concepts de bien et de mal,
d’acceptable et d’inacceptable, et de toutes ces paires de contraires. Le sage
nous dit que l’illumination, ou habiter en le Soi, est notre état naturel. Cela
n’a pas à être acquis. Tout effort de volonté ne fait que renforcer l’ego, le
« moi », qui est lui-même l’obstacle qui recouvre et dissimule notre
état originel. Qui plus est, le sage nous assure que la compréhension véritable
de ce fait même, est tout ce qui est nécessaire au chercheur ! Quand la
compréhension est vraie et profonde, la question « J’ai bien compris ce
que vous dites, mais ayant assimilé votre théorie, que dois-je faire
effectivement dans la vie quotidienne ? » ne se pose pas. Elle ne peut se poser. Si elle se pose, la
compréhension n’a pas été véritable ou suffisamment profonde.
Spécifiquement,
qu’est-ce que la compréhension véritable ? Que signifie-t-elle
précisément ? Il serait difficile de donner une réponse plus succincte que
celle du sage Chinois Shen-hui : « Ce n’est qu’en évitant les
intentions que l’esprit sera débarrassé des objets ». En d’autres termes, la
véritable compréhension serait qu’il n’est pas d’entité individuelle séparée
qui puisse avoir des intentions et par conséquent il n’est personne qui puisse
avoir un pouvoir de choix concernant décision ou action. La véritable
compréhension est que l’apparente entité individuelle ne vit pas mais est vécue
en tant qu’instrument à travers lequel fonctionne la Conscience. Une telle
compréhension — que l’entité individuelle ne peut être le sujet d’un quelconque
objet — doit nécessairement signifier qu’aucun individu ne peut être ce qui
comprend, ne peut être le « comprenant » de quelque connaissance que
ce soit. Lorsqu’aucun individu n’existe, ce qui subsiste est aperception,
illumination, compréhension.
Une
compréhension véritable comporte la réalisation qu’il n’est que la notion
« moi », l’ego, pour avoir intention, volition ou désir. Ils sont
réellement tous synonymes. Il y a l’idée fausse que l’absence d’intention, de
désir ou de motivation implique une inaction dans le phénoménal. Or tout ce que
ça signifie, c’est qu’en l’absence d’intention, l’action qui ne peut pas
s’arrêter, l’action qui doit se produire et qui se produira, ne sera pas une
action volontaire, mais sera spontanée, nouménale.
La
compréhension véritable comportera aussi la réalisation qu’en l’absence d’un
quelconque individu comprenant, cette compréhension ne peut être le résultat ou
la conséquence d’effort exercé par un agissant qui n’existe pas. Ce ne peut
être qu’une survenue spontanée, une conséquence de la tendance naturelle de la
Conscience identifiée : cet inhérent élan intérieur vers la
désidentification.
C’est à
partir de ce point de vue de la futilité de l’action volontaire que le sage
fait cette étonnante déclaration : le Bonheur n’appartient à nul autre
qu’à ce maître d’indolence pour qui même le mouvement naturel du clignement
d’yeux semble une affliction. Ce qu’il cherche à suggérer, c’est que l’action
continuelle du clignement de la paupière, considérée comme un acte volontaire,
aurait été une réelle affliction. Le processus du clignement de paupière, le
processus respiratoire, le cycle digestif et le travail incroyablement complexe
du système nerveux sont tous des fonctions involontaires dans l’organisme
corps-mental humain. Elles ne nécessitent aucune action volontaire de cette
notion-« moi ». Pour le « maître d’indolence » toutes les
actions qui se produisent à travers son organisme corps-mental sont aussi
involontaires que ces processus-là. Il ne se considère pas lui-même comme un
agissant individuel, auteur de quelque action que se soit se produisant par le
truchement de son organisme corps-mental. C’est pourquoi le sage y fait
référence comme un « maître d’indolence ». Un tel maître d’indolence
ne fait qu’assister en témoin à tout ce qui arrive (sans comparer ni juger).
Toutes les actions qui ont lieu à travers les nombreux organismes corps-mental,
y compris le sien, sont vues comme faisant partie du fonctionnement de la
Totalité.
Un
visiteur demanda une fois à Ramana Maharshi, le grand maître de l’indolence,
pourquoi lui, le Maharshi, ne s’engageait pas dans des œuvres sociales, ou pour
le moins, ne sortait pas pour prêcher son enseignement au dehors au lieu de
rester simplement allongé sur sa couche. Le Maharshi calmement lui
demanda, « Comment savez-vous que tout ce qui est nécessaire n’est
pas déjà en train de se produire par le simple fait de ma présence
ici ? »
Vous
devenez un maître d’indolence lorsque tout sentiment d’un agir personnel s’est
totalement perdu. Abandonnez l’action, cessez d’agir, et vous devenez un
indolent. Abandonnez le sentiment d’un agir personnel, laissez l’action se
produire d’elle-même, et vous devenez le maître d’indolence.
Le sage
entame cette série de versets en avertissant le chercheur que plus il engrange
de concepts, plus il en discute, et
plus il charge sa mémoire qui est l’entrepôt d’où fusent de plus en plus
de concepts. Ces concepts ajoutent au conditionnement qui recouvre l’état
originel de résidence dans le Soi. Demeurer dans le Soi signifie absence de
pensées et de conceptualisation. Dans ces rares moments où le corps est détendu
et l’esprit au repos, il existe un stade où l’ego n’est pas conscient.
Inconscience de l’ego est la conscience du Soi. Quand le « moi » est
absent, c’est le « Je » — l’impersonnel « Je » universel —
qui est présent. Dans la vie quotidienne, l’être humain, s’arroge à tort le
choix de ses décisions et une liberté d’actions entre des alternatives. Il
consume toute son énergie à s’inquiéter à propos de résultats. C’est la raison
pour laquelle Ashtavakra dit que l’homme sage est libre des paires de contraires
tels que « ceci est fait mais cela reste
à faire ». Il est important de noter que cela ne veut pas dire que l’homme
sage est totalement inconscient de ce qui est fait et de ce qui reste à faire.
S’il en était ainsi, ce ne serait pas un homme sage, ce serait un simplet, un
homme stupide. Ce qui se passe, c’est qu’une véritable conscience de ce qui
reste à faire induit spontanément l’action nécessaire sans l’intervention de
l’esprit. L’homme sage est également conscient que toutes les actions qui ont
lieu à travers son organisme corps-mental font partie du fonctionnement de la
Totalité. Elles sont soumises aux limitations des caractéristiques naturelles —
physiques, mentales, psychiques — dont le corps-mental fut doté au moment de la
conception. L’homme sage fait des efforts sans se préoccuper des résultats
puisqu’il a conscience qu’il n’a de choix ni pour les uns ni pour les autres.
Il est
nécessaire de comprendre clairement le concept des contraires. Tout dans la vie
se présente sous la forme de contraires, et tout ce à quoi il est accordé une
valeur ou qui fait l’objet d’un choix, est l’un des pôles d’une paire de
contraires. Toutes les qualifications spatiales sont des contraires :
dedans-dehors, en-haut-en-bas, gauche-droite. Nos valeurs morales et
esthétiques se présentent également en termes de contraires : fort-faible,
succès-échec, beau-laid. Nos sciences et philosophies de même :
l’ontologie s’occupe de l’être et du non-être, la logique du vrai et du faux,
la réalité et l’apparence. La vie et son vécu semblent n’être constitués que de
contraires.
Il n’y a
que les êtres humains qui sont concernés par les contraires en tant que
problème. Il est
certainement des contraires dans la Nature, mais le fait est que ce sont les
êtres humains qui créent la séparation entre grands et petits poissons, fruits
mûrs et fruits verts, animaux intelligents et animaux stupides, animaux
auxquels on peut se fier et animaux peu fiables. La souffrance et le plaisir
existent aussi pour les animaux, mais ce n’est pas un problème pour eux :
quand un chien a mal, il jappe ; quand une biche est en danger, il ne fait
aucun doute qu’elle a peur. Mais l’animal ne se désole pas des douleurs du
passé et ne craint pas le danger à venir. L’être humain est prompt à souligner
qu’effectivement là réside la différence entre un animal stupide et un être
humain intelligent. Dans cette disposition d’esprit, l’homme oublie qu’il n’est
pas séparé de la nature, que le don d’intellect chez l’être humain est lui-même
un cadeau de la Nature. Il se trouve cependant que ce cadeau est douteux et à
double tranchant. C’est l’intellect (générant la conceptualisation) qui est à
l’origine du malheur de l’homme. L’intellect est responsable de la création de
la séparation entre des contraires qui sont en fait inséparables, dans le sens
où l’un ne peut pas exister sans l’autre, ne peut exister par lui-même.
C’est
l’esprit humain, l’intellect humain,
qui refuse d’accepter l’interdépendance naturelle des contraires comme un fait
de la vie. La vie et la mort deviennent la vie opposée à la mort. Le bien et le
mal deviennent le bien opposé au mal. La vie devient alors un continuel
processus de choix et la poursuite de ce choix. L’intellect ne réalise pas que la division en
contraires n’est pas naturelle et qu’elle signifie conflit et malheur. Faute
d’accepter l’interdépendance des contraires, il les a désunis, et la misère
humaine repose précisément sur cette séparation. L’intellect ne se rend pas
compte que plus on accorde de valeur à quelque chose, plus l’éventualité de sa
perte devient obsédante. Il se trouve que l’être humain est entraîné et
conditionné depuis sa plus tendre enfance à choisir l’un au détriment de
l’autre, et cela ne peut se faire pour la simple raison que ce n’est pas
naturel. Ni le mal ni la maladie ne peuvent être complètement éradiqués. Quand
une maladie est éradiquée, elle est toujours remplacée par une autre.
Le fait
est qu’en cette vie soumise à un changement constant, il est vain de rechercher
ce qui est considéré comme acceptable à l’exclusion de tout ce qui est
considéré comme inacceptable. Réellement l’ « acceptable » et
l’ « inacceptable » changent continuellement en fonction des
circonstances : le Bonheur consiste à accepter le principe de la polarité,
à accepter que les contraires interdépendants sont le fondement à la fois de
l’univers et de son mouvement. La vie alors devient un art, maintenant en
équilibre les contraires interdépendants. Comme dit Lao-tzeu :
« Connaître le masculin et conserver le féminin, c’est devenir un courant
universel ; à devenir un courant universel, on n’est pas séparé de
l’éternelle vertu. » « Masculin et féminin », évidemment, ne se
réfère pas tant au sexe qu’aux caractéristiques dominantes du masculin et du
féminin. Les contraires interdépendants, en d’autres termes, sont comme les
deux faces opposées mais inséparables d’une pièce de monnaie, des deux pôles
d’un aimant, ou les pulsations et intervalles d’une vibration.
Jusqu’à
relativement récemment, c’est-à-dire jusqu’à ce que la physique de Newton (qui
a prédominé pendant plusieurs siècles) ait été dépassée par la physique
moderne, l’idée de l’intime unité des contraires était reléguée aux seuls
mystiques, essentiellement Orientaux. Mais aujourd’hui, même la science a
accepté la réalité comme une union de contraires. Ainsi, par exemple, repos et
mouvement ne sont plus des contraires. Selon la théorie de la relativité,
« chacun est les deux». Un objet pour un observateur peut être au repos,
alors que pour un autre observateur, au même moment, il peut être en mouvement.
De même, la distinction entre onde et particule a dû disparaître quand il a été
découvert que dans certaines circonstances, l’onde pouvait se comporter comme
une particule, et vice versa — ainsi nous avons maintenant des
« ondicules ». Il n’est plus maintenant de séparation entre masse et
énergie, et les anciens « contraires » sont présentement vus comme
deux aspects d’une même réalité. La population d’Hiroshima et de Nagasaki a
fait l’expérience de cette découverte de la façon la plus horrible qui soit.
Les
mystiques Orientaux ont longtemps soutenu qu’un soudain mouvement spontané (Je
Suis) dans la Conscience-au-repos (non consciente d’elle-même) a donné naissance
à toute la manifestation. Concurremment avec ce mouvement de conscience,
l’énergie potentielle s’est activée, et depuis lors, rien dans l’univers n’a
été statique. Les choses et les évènements qui semblent séparés et
irréconciliables tel le sujet et l’objet, le passé et le futur, la cause et
l’effet etc. ne sont de fait qu’une seule vibration. Une vague n’existe qu’en
tant qu’unité « crête-creux ». Comme l’a exprimé relativement
récemment Alfred North Whitehead, « Tous les éléments de l’univers sont
comme un flux et reflux vibratoire d’une énergie ou activité
sous-jacentes. »
Ayant dit
tout cela sur l’interdépendance des contraires, le point réellement important
serait totalement manqué s’il n’est pas réalisé que les contraires n’ont pas
d’existence réelle si ce n’est comme un concept. Voilà ce que le sage veut
communiquer à son disciple. Le malheur de l’homme repose sur le fait qu’il
essaie d’éradiquer un des contraires — le laid, le mal, la faiblesse, la
stupidité. Dans de telles tentatives, le fait que les contraires n’existent pas,
sauf en tant que concept, est oublié. Les contraires sont une illusion créée
par l’esprit à travers une séparation conceptuelle. Comme l’a dit Lao-tzeu
lorsque vous pensez à la beauté en tant que beauté, la laideur est déjà là; et
ce qui est tenu pour beau ici est considéré laid ailleurs.
Omar
Khayyam l’exprime ainsi :
Après
un silence momentané parla un vase
Plus
maladroitement tourné ;
« Ils
rient de moi car je me tiens de travers
Quoi !
Est-ce que la main du Potier a alors tremblé ? »
Ashtavakra
dit : « Quand l’esprit est libre des paires de contraires, tel ‘ceci
est fait et cela ne l’est pas’ il acquiert une même indifférence pour la vertu,
la richesse, le désir des plaisirs sensuels, comme pour la
libération. ». Le sage
souligne le fait important qu’une fois la séparation perçue comme un simple
concept, tous les contraires conceptuellement séparés perdent toute pertinence.
Tout ce qui subsiste alors est le sentiment impersonnel de présence, sans aucun nama-rupa, nom et forme individuel — le « Je
Suis »
Pour
citer Omar Khayyam encore :
Il
y avait la Porte pour laquelle je ne trouvais pas de Clé ;
Tu
étais le Voile à travers lequel je ne pouvais voir ;
Il
y eut pendant quelque temps de petits mots échangés entre Moi et Toi
—
Et puis plus de Toi ni de Moi
En
l’absence de toi et de moi, en l’absence de séparation, réside le vrai bonheur.
Il n’est pas de sujet poursuivant un objet, serait-ce une chose appelée
« libération ». Le sage nous dit clairement que le bonheur n’est pas
quelque chose qu’un
individu peut pourchasser et acquérir. Le vrai bonheur n’existe qu’en l’absence
de conceptualisation.
Ashtavakra
poursuit sur le thème de la vanité de créer des séparations entre l’acceptable et l’inacceptable,
en tant que contraires :
« Le
désir est à la racine de l’ignorance, et aussi longtemps que le désir persiste,
le sentiment d’acceptable et d’inacceptable, qui est la ramée et le tronc de
l’arbre du samsara, doit nécessairement continuer. » (152)
« L’activité
engendre l’attachement, l’abstention d’activité génère l’aversion. Libéré de
l’asservissement des contraires, l’homme sage établi dans le Soi, vit tel un
enfant. » (153)
« Celui
qui est attaché au samsara veut y renoncer pour se libérer du malheur. Mais celui
qui n’y est pas attaché continue à être dans le samsara et cependant vit
heureux. » (154)
« Celui
qui est en quête d’illumination en tant qu’individu, et qui est encore
identifié au corps, n’est ni un jnani ni un yogi et il endure le malheur »
(155)
« A
moins que tout ne soit totalement oublié, tu ne peux être établi en le Soi,
quand bien même Shiva, Vishnou ou Brahmâ serait ton précepteur. » (156)
Le sage
commence cette série de versets en affirmant que le désir est à la racine de
l’ignorance (et du malheur). Le désir crée les contraires d’acceptable et
d’inacceptable. L’acquisition de ce qui semble acceptable contient le germe de
l’inacceptable en raison de la peur de perdre ce qui a été acquis.
Même dans
le cas de la maladie physique, en connaître la cause est la moitié du remède.
Dans le cas de l’affection psychologique qui conduit à se sentir malheureux, en
connaître la cause ne nécessite aucune action positive supplémentaire, car
l’affection psychologique n’a pas de fondement matériel. Il est curieux qu’un
être humain aille chercher auprès d’un guru une solution active, tel un type de
méditation, pour se débarrasser de l’affection psychologique du chagrin. La
farce est que l’affection psychologique est la conséquence de la recherche de
ce qui est acceptable, et voilà maintenant que naît une quête supplémentaire
visant à éliminer la conséquence de la recherche initiale ! Avec la
recherche du bonheur vient la recherche suivante d’un but spirituel nommé
illumination. La recherche se poursuit sans fin pour aboutir à la frustration.
C’est la raison pour laquelle le sage énonce cette affirmation simple : la
racine de la misère dans le samsara
(la vie dans le monde) est le « désir » et le désir conduit à
rechercher ce qui à ce moment-là est jugé acceptable. En d’autres mots le sage
dit, « Arrête de vouloir ce qui semble acceptable. Satisfais-toi de
Ce-qui-Est, sans vouloir le changer en mieux. Le mieux est sans fin, et
recherche — et frustration — ne cesseront jamais. »
Désir
signifie mécontentement, ne pas être satisfait de Ce-qui-Est. Le fondement du
désir est le temps et la durée. La souffrance psychologique signifie simplement
vouloir quelque chose qui n’est pas là maintenant ou au contraire rejeter ce
qui est là en ce moment. Ce que dit le sage est très simple. Il dit que le
passé est mort et que le futur est non-existant. Ce qui est présent est le
moment présent, l’éternel moment présent d’où peut être observé le mouvement
illusoire du futur au passé. Le moment présent n’est pas entre le futur et le
passé, mais il est la constante dimension intemporelle, hors de la durée. Il
doit en être ainsi car le flux du temps ne peut être observé excepté d’un point hors de la durée. Ne vis pas
dans les frustrations ou les succès du passé, ne vis pas dans les projections
de peurs et d’espoirs du futur. Demeure dans le moment présent et tu ne seras
concerné ni par le bonheur ni par le malheur. Le « dedans » est le
Royaume de Dieu, le Royaume des Cieux. Il ne nécessite pas d’être
« recherché » comme un objet, par un objet humain.
Finalement
Ashtavakra libère le disciple de l’asservissement ultime, l’asservissement au
guru lui-même. Il déclare que tout ce qui est amassé intellectuellement doit
être abandonné car, mis à part le sentiment impersonnel de présence (Je Suis),
tout est conceptuel. Le sage dit : « A moins que tout ne soit
totalement oublié, tu ne peux être établi en le Soi, quand bien même Shiva,
Vishnou ou Brahmâ serait ton précepteur. »
Dans Ainsi
parlait Zarathoustra de
Frédéric Nietzsche, Zarathoustra donne à son disciple l’ultime message :
Tout ce qui devait être dit a été dit ; tout ce qui était à comprendre a
été compris. Maintenant oublie tout ce qui a été dit. Oublie tout ce que j’ai
dit excepté ce dernier message. Méfie-toi de Zarathoustra !
À moins
que l’individualité ne soit totalement éliminée, comment pourrait-il y avoir
illumination ? Illumination signifie l’annihilation de l’individualité. La
recherche commence avec l’individu mais se termine avec l’annihilation de
l’individu. L’illumination ne peut jamais être un accomplissement personnel.
L’illumination est un évènement impersonnel dans le phénoménal.
La
littérature depuis bien des siècles a pour un de ses thèmes principaux, la
cause du malheur. L’origine du malheur a été reliée à une variété étonnante de
sources, de l’hérédité à l’éducation et jusqu’à Satan. Mais réellement il
suffit de réfléchir un peu calmement — et c’est ce que souligne le sage — pour
qu’il soit clair qu’il n’est véritablement qu’une seule cause au malheur
humain. C’est le concept
du « moi », la notion d’un individu séparé en tant que sujet avec le
reste du monde comme son objet. Le désir, l’avidité, l’envie, la fierté,
l’ambition etc. qui de façons variées sont décrits comme étant causes de la
misère humaine, ont tous leur racine dans cette fondamentale conception erronée
du soi individuel. Le bonheur n’est véritablement représenté que par la
présence universelle qui ne connaît pas de « moi » en tant
qu’individu, l’impersonnalité de la Conscience qui ne survient qu’avec
l’annihilation du « moi » en tant qu’agent agissant séparé.
La
recherche, la quête du pur bonheur — la quête spirituelle — commence avec
l’individu. D’abord, un irrépressible élan extérieur tourne l’esprit vers le
dedans. Ensuite le processus de désidentification s’entame par la rencontre de
l’individu identifié avec un guru
et/ou le commencement de lectures sur le sujet. Inexorablement entraîné par cet
élan, il lit énormément et acquiert ce qu’il considère être une vaste
connaissance (accompagnée d’une grande fierté en tant que chercheur). Cependant
ce qui s’est passé en fait, c’est que durant tout ce temps, durant toutes ces
lectures, n’ont été acceptés que les seuls énoncés de « vérité » qui
s’accordent avec les notions conditionnées du chercheur. Il a commodément rejeté
(consciemment ou inconsciemment) toutes celles qu’il n’a pas aimées ou
comprises. Il en résulte un patchwork de philosophie personnelle et, ainsi
armé, le chercheur devient de plus en plus impatient de réformer le monde.
C’est cette « connaissance », dit le sage, qui doit être
« oubliée », qui doit tomber avant que quoi que ce soit de valable
puisse se produire. A moins que cette ignorance travestie en connaissance ne
soit rejetée, dit le sage, tu ne peux être établi dans le Soi, « quand bien
même Shiva, Vishnou ou Brahmâ serait ton précepteur ».
Au cours
de l’évolution spirituelle, le chercheur, le moment venu, comprend que ce qu’il
prenait pour connaissance n’est en réalité que de l’ignorance. Il se dévêt
alors de ces dehors de savoir conceptuel et se rend nu vers un guru qui a réalisé le Soi (ou plus exactement, les
circonstances font qu’il se trouve conduit vers le guru approprié) qui l’habille des vêtements
d’une compréhension véritable. Ce n’est qu’alors que l’élan trouve son
aboutissement et que s’accomplit le processus — le processus impersonnel — de
désidentification de la Conscience identifiée.
© Publié avec l'aimable accord des Éditions Aluna