Publié aux Éditions Charles Antoni-L'originel
Préface
Installés dans la grande demeure forestière du Col de Vizzavona, près de la gare, assis face à face, sur de confortables fauteuils du salon, chaque jour Steve et moi échangions nos idées autour de "comment va le monde", et cela pouvait durer des soirées entières, à n'en plus finir. Les propos de cet éveillé sauvage étaient si décapants que j'essayais, tant bien que mal, de déchiffrer ce qu'il voulait me transmettre. J'éprouvais parfois la sensation que ma tête allait exploser.
Il nous arrivait de partir en escapade pour aller déjeuner dans un restaurant du village de Vivariu, à la cuisine traditionnelle, tenu par une vieille dame que Steve connaissait bien et avec laquelle nous devisions sur l'avenir de l'île. Nous allions aussi au bord d'une de ces rivières si typiques de la Corse, étincelantes et d'une pureté absolue, où Steve me faisait la démonstration des possibilités surprenantes de son corps, plongeant directement, sans hésiter et sans se soucier de la température de l'eau ; il semblait imperméable à toutes sortes de stimuli extérieurs.
Lors de nos échanges, à mes questions Steve répondait par de longs monologues en une langue ciselée, précise, quasi poétique. L'écouter était des plus captivant, les phrases semblaient sortir d'elles-mêmes en un flot ininterrompu, sans aucun effort. Peu importait le lieu où il se trouvait, une avenue en ville, au bord de la mer, en voiture, il pouvait aborder n'importe quel sujet, cela s'écoulait spontanément en un mouvement naturel.
Sa liberté de langage révélait une pratique métaphysique de haut vol. Son discours n'avait strictement rien à voir avec toutes ces élucubrations de maîtres spiritualisants, qui aujourd'hui surgissent de toutes parts, se gargarisant de formules récurrentes qu'ils rabâchent à tour de bras. Ici, il s'agissait d'une rupture totale.
Les propos de Steve Jourdain étaient d'une fulgurance à vous couper le souffle. Certes, il avait, au fur et à mesure du temps, élaboré son propre langage, mais ce qui était certain c'est qu'il n'avait copié personne. Une grammaire inédite émanait directement, comme il aimait à le souligner lui-même, de cette chose qui lui était tombée sur la tête à l'âge de seize ans. S'en était-il vraiment remis ?
Sa découverte était née du cogito ergo sum de Descartes qu'il avait trituré dans tous les sens, formule dont il avait fini par entrevoir le sens caché, mais qui dans le même temps l'avait totalement foudroyé. Comment survivre à un choc semblable ? Dans sa jeunesse, ce privilège que la nature lui offrit ne le fit pas très bien voir de l'intelligentsia parisienne qui sévissait à cette époque-là. Beaucoup le rejetèrent. Il ne fut soutenu que par quelques intellectuels dont Jean Paulhan. On pourrait qualifier Stephen Jourdain de " Rimbaud de la métaphysique". A la différence du poète qui abandonna tout pour vivre une vie de vagabondage en Abyssinie, lui poursuivit sa vie sociale et assuma comme il le put son rôle de père de famille.
Pour tenter d'approcher sa pensée je lus La flèche de talc, Éveil, et Cette vie m'aime, trois ouvrages fascinants écrits dans sa jeunesse, essayant de comprendre tant bien que mal ce bibi comme il le nommait lui-même. Ce bibi me causait bien des problèmes, mais en définitive la chose me paraissait de plus en plus simple, bien qu'il me fût alors difficile de l'appréhender. Tous les jours je revenais à l'assaut et Steve repartait de plus belle dans ses pérégrinations métaphysiques. Son intelligence créatrice semblait jouer en maître de ballet avec les concepts les plus affûtés, coupant sans vergogne la tête à toutes nos croyances. Nous étions en pleine verticalité.
Nos rencontres furent régulières durant trois ans, de 1990 à 1993, avant que nos chemins ne se séparent et que chacun continue de vivre ce qu'il avait à vivre. Stephen Jourdain, un être d'exception, à qui seul le temps offrira sa juste place.
Chapitre 1
Retourner au « Je me sais » fondamental
Charles Antoni : Comment commencer le travail ?
Stephen Jourdain : On peut commencer à travailler mais en ayant impérativement situé, auparavant, la demeure dans laquelle on travaille, et la demeure c’est : mon esprit. Quand je dis mon esprit, je ne jette pas le discrédit sur mes sensations, sur mes sentiments... La demeure c’est tout de même bien l’esprit. Et c’est au sein de cet esprit que la partie va être gagnée ou perdue, et à notre insu puisqu’on n’y fait aucune espèce d’attention.
Il y a un miracle qui s’opère, c’est tout de même le miracle fondamental, qui est le fondateur de notre propre présence, de notre propre existence, et hors duquel nous n’aurions aucune sensation ! Ce serait le néant de nous-mêmes. Dans toutes les régions de nous-mêmes ça ne serait que le néant de nous-mêmes. Ce miracle c’est le miracle par lequel l’être intérieur que je suis, le sujet intérieur que je suis, peu importe la terminologie, se connaît lui-même directement, et non pas intellectuellement… c’est bien ça le miracle !
C’est le miracle de ma propre présence intérieure s’apparaissant à elle-même : « je me sais, je suis au courant de moi-même… ». Non pas je le sais parce que le journal me l’a appris, ni parce que ma pensée me l’a appris, ni parce que j’ai réfléchi à la question : « Je suis au courant de moi-même ». Non !
Il y a ce savoir fondamental qui est celui qu’on trouve le matin quand on se réveille, quand on fait ce retour à la conscience, cette chose miraculeuse qui se met en place : « je me sais ».
Il y a « je me sais », et puis il y a, bien sûr, « je me sais me sachant », puis « me sachant me sachant ».
L’essentiel c’est ça, ce qu’il faut creuser c’est ça, tout le reste on s’en fout totalement.
Comment faire pour creuser cette évidence !
C’est très, très, difficile de dire comment ! Ça fait dix mille ans que les hommes essayent de balbutier un enseignement àpropos de la manière dont il faudrait se conduire pour creuser « la chose ». C’est effroyablement difficile !
Mais enfin, il y a tout de même ce fait établi c’est que « moi », ce « moi » dont nous pouvons dire qu’il est si attendrissant et si adorable, ce petit moi qui se parle à lui-même, non pas de façon narcissique, mais de façon fraternelle, et qui se parle sans mentir, sans se mentir, ce petit moi est une émanation de la conscience. Sa texture est le pouvoir qu’il a de se connaître lui-même en tant que tel. Mon existence, je ne peux pas la séparer du pouvoir que j’ai de me reconnaître existant. C’est la même chose. Mon existence s’anéantirait si elle ne se connaissait pas elle-même.
L’espèce de transparence fondamentale de mon existence à elle-même fonde mon existence ! Cette espèce de transparence fondamentale de ma propre présence à elle-même fonde ma présence ! Je suis parce que je me sais ! Au sens du terme de « conscience ». Et c’est tout l’être dont je dispose, qui est infini, et qui se trouve condensé dans ce savoir, dans ce reflux de la conscience sur elle-même.
Hormis ce « je me sais » fondamental, nous ne sommes rien, nous sommes un néant. Donc le problème c’est d’essayer d’approfondir, de s’enfoncer et de retourner dans ce « je me sais » fondamental. Et en faisant cela, on s’enfoncera dans l’existence.
Voilà le programme ! Après cela, bien sûr, il y a comment y arriver, c’est une autre paire de manches. On peut essayer directement, puisque en ce moment, maintenant, immédiatement, tout de suite, dans ton esprit, ton moi se sait lui-même. Alors, peut-être qu’il est un peu distrait, parce qu’il faut qu’il réponde à ce fou qui gesticule, mais au fond de toi-même, il y a bien quelqu’un, ce quelqu’un c’est toi qui s’appelle « moi », et ce moi est au courant de sa propre existence de façon absolument naturelle et immédiate. Alors, je me sais. Tu peux toi, humainement, essayer de faire monter cette espèce de flamme et de la faire vivre plus intensément : « je me sais », de l’inventer… d’assumer cette auto-connaissance. On peut essayer, en tous cas, ça ne fait pas de mal.
© Publié avec l'aimable accord des Éditions Charles Antoni - l'Originel
Voir également cette entretien de Charles Antoni, à propos de Stephen Jourdain, sur Radio Ici & Maintenant.