jeudi 9 août 2012

• Un pèlerin solitaire et silencieux marche dans son monde - Betty


L’être humain est un coureur de marathon engagé dans une course sans fin pour assurer à son corps un maximum de confort, de stabilité, de sécurité et de jouissance. Sommes-nous conscients de toute la quantité d’énergie déployée pour que notre personnage corresponde bien à l’image idéale que nous voulons atteindre? Toutes nos activités servent à nous prouver qu’il se porte bien; qu’il sera à la hauteur de nos attentes physiques, mentales et spirituelles; qu’il sera remarqué et apprécié dans le monde; qu’il sera reconnu pour tous ses efforts. 
Nous cherchons à imposer au corps la paix permanente, une paix conceptuelle et artificielle saturée de nos conditions personnelles. Pourquoi nous préoccuper autant de ce corps? Parce qu’il est la seule chose que nous croyons réellement posséder. Nous prétendons avoir des biens; appartenir à une famille, à une communauté. Nous prétendons détenir des connaissances sur le fonctionnement du corps, des techniques pour le calmer, des accélérateurs de sensations, des moyens de le projeter dans une autre dimension, des gardiens invisibles pour le guider. Toutes ces prétendues certitudes sont imaginaires, et nous le savons très bien. Nous croyons que la destinée du corps est entre nos mains. Et cette responsabilité que nous nous imposons devient fatalement terrorisante à l’approche de la mort du corps.
Notre préoccupation constante au sujet de notre personnage est ce que nous nommons habituellement notre réalité, et que j’appelle « un rêve d’individualité ». Ce rêve est une construction mentale robotique, une programmation individuelle, qui bondit au moindre évènement, à la moindre émotion, à la moindre sensation, nous laissant une impression de perte de contrôle. La maladie arrive, un décès survient, une rupture amoureuse nous blesse, la perte d’un emploi nous déstabilise … et notre monde s’écroule! Le coureur, à bout de souffle, constate alors qu’il a perdu le contrôle de sa vie. Un goût amer d’insécurité et de frustration le traverse. La peur et la culpabilité l’envahissent. 
Que savons-nous réellement des pensées, des émotions, des sensations du corps, à part leur impermanence? Comment trouver la vérité, cette stabilité tant recherchée à travers le carrousel mouvant qu’est notre vie? 
Nous nous acharnons à changer le monde extérieur, à l’adapter à ce que nous appelons nos besoins. Mais sont-ils réellement des besoins? Ne seraient-ils pas plutôt des désirs personnels? Le monde extérieur est un reflet précis de qui nous croyons être. Il n’est pas notre création ou un canevas que nous pourrions, en tant que rêveur, peindre au gré de nos insatisfactions. Le besoin compulsif d’adapter l’instant à nos moindres désirs est tout aussi illusoire que serait le désir d’un arbre de vouloir changer son propre reflet dans l’eau d’un lac. Résister à ce qui est dans l’instant c’est refuser de voir. 
Voir c’est se repositionner, se re-poser, se déposer, après s’être essoufflé à semer des graines infertiles dans son jardin imaginaire. Voir c’est prendre un billet pour l’ultime voyage, le seul : l’exploration de soi. Le rêveur qui regarde avec attention et vigilance son reflet dans le monde devient ainsi un pèlerin solitaire et silencieux. Il constate qu’il croit encore dans un monde individuel et, désormais, il l’explore seul dans le silence. Et ce silence n’est pas l’absence de bruits, d’événements ou de relations, mais l’absence de l’intervention de son personnage, c’est-à-dire de ses bavardages, de ses recherches, de ses opinions, de son désir de changer, d’adapter et d’améliorer son monde. Voir c’est regarder comment est construit le monde auquel il croit et s’accroche.  
Que découvrira-t-il? Comment? Quand? Semblera-t-il accompagné? Où marchera-t-il? Il ne le sait pas. Il le découvrira avec précision, de seconde en seconde, en explorant la carte de son monde. Les différents axes routiers le conduiront au cœur de qui il croit être, à la source même de son rêve. Le chemin sera rempli d’indications qui lui dévoileront comment les sens du corps fonctionnent, comment les pensées se forment, comment les désirs apparaissent, quelle est l’origine de la résistance à la vie, quelle est cette  peur qui le gère? Est-ce une émotion? Une réaction instinctive? Dépend-t-elle d’un mécanisme redondant dont il ne connaît pas le fonctionnement? La réponse, il la trouvera lui-même! La clé est dans sa poche!
La carte de votre monde est un concept mental, qui vous servira personnellement à constater que votre perception individuelle est un rêve dans le temps. La route vous semblera-t-elle longue ou courte? Cela n’a pas d’importance puisque le temps n’existe pas. Votre carte est le reflet précis de qui vous croyez être et elle n’est pas adaptable à vos désirs. Est-ce que votre personnage souhaitera trouver un GPS performant l’amenant plus rapidement à une libération illusoire ou semblera-t-il souffrir de traîner sur une route remplie d’expériences et d’embûches? Vous le verrez par vous-même. Quoi faire alors avec la carte? Rien. Nul besoin de faire un effort pour la détruire, elle disparaîtra avec  l’évidence que la carte, ainsi que celui qui la regarde,  n’existent pas plus l’un que l'autre. 
Voir crée une ouverture à l’ultime connaissance qui met fin à la sécurité illusoire que semblait vous apporter le monde de la dualité, de la continuité et de l’accumulation de références. Car voir c’est constater ce qui est dans l’instant. Et rien de ce qui est vu dans cet instant ne s’accumule dans le temps pour servir d’indication pour le moment suivant. La compréhension mentale robotique habituelle est fortement ébranlée par cette prise de conscience. Quand le rêveur voit clairement ce cirque, son ancien mode de fonctionnement est guillotiné sur place!
Vous voulez voir le rêve ? Surprenez-vous sur le vif, immédiatement ! Que disent les voix qui bavardent dans votre tête, à l’instant même?  La voix qui dit « non, je ne crois pas, car… » et celle qui dit « oui, moi, je sais que … car… » sont une seule et même voix! Votre seigneur et maître est une petite voix qui grince dans votre oreille et vous traduit une réalité qui a fait de l’être humain un quêteur compulsif d’approbations et de sensations fortes. Cette voix est un mécanisme automatique, un enregistrement périmé, une illusion! 
Voir, c’est regarder honnêtement, avec curiosité, sans penser savoir à l’avance ce que l'on verra. C’est s’engager à faire le grand voyage, le seul, et le faire seul. 
Un pèlerin solitaire et silencieux marche dans son monde.