C'est à chaque instant que nous devons mourir,
si nous n'incarnons pas cela, tout n'est qu'illusion.
Un soir, une expérience s'empara de moi. Je me trouvais devant une page blanche de ce « journal », et j'éprouvais le malaise que j'évoque plus haut parce que ma page restait désespérément vierge. De nombreux écrivains ont déjà soulevé dans leurs écrits cette hantise de la page blanche, mais la plupart d'entre eux sont encore trop accrochés à leur état d'exception pour être délivrés de cet envoûtement. Ce malaise persistait, mais je ne le combattais en rien, je me contentais de l'observer sans faire appel au mental. Peu à peu la sourde souffrance née de mon impuissance disparut, et comme je n'attendais rien et que je ne me soumettais à aucune condition de création, il en résulta un approfondissement de ce rien ! Vouloir faire, pour être quelque chose, c'est toujours obéir au pathos obsessionnel du moi ; et malheur à l'homme qui se justifierait d'être quelque chose parce qu'il se veut au service de ses semblables !... C'est une de ces erreurs travestie en vertu dont on revient difficilement. Dès qu'un but est fixé, quelque chose se corrompt quelque part ; et ceci je le ressentais avec une intensité particulière. Ainsi, allant en se développant, ma méditation sur le vide se détacha lentement de la pensée qui l'exprimait encore, et s'incarna en une réalisation du vide. Par cette passivité, j'obéissais à un appel profond de ma nature réelle, et il s'était créé spontanément en moi un état que des disciplines spirituelles millénaires suscitaient volontairement. On mesure toute la différence entre vouloir cet état, et le laisser s'auto-révéler à soi !
Cet état était une manifestation de grande paix, de paix sans motif ; la conscience existait sans le désir de connaître !... Il me semblait avoir rejoint la matrice de ma nuit originelle. C'était un poème obscur et lent, silencieux, sans mots, sans espace, sans rien qui le soutienne, même pas une pensée, même pas une extase, — une étrange tranquillisation de tout. Il n'était point question de désirer garder cet état ou de le repousser, car ici tous les désirs s'abolissaient. Ce n'était pas non plus un rêve, car il n'y avait pas d'image. Ce n'était ni la mort ni la vie, — peut-être une mystérieuse synthèse des deux !... Au fond de moi, je ne sais pas !... il n'y avait là rien à savoir !... et les mots que j'aligne pour tenter de donner une idée de ce vide sont bien misérables !... Seuls quelques paradoxes pourraient peut-être donner le choc de la compréhension : cela peut être aussi bien une lumière obscure, qu'une obscurité lumineuse !... cela n'entre dans aucune catégorie de l'esprit, car ce n'est ni de l'être ni du non être !... Ce n'est ni un mouvement ni une immobilité ; et si j'ai écrit plus haut que c'était un poème silencieux, ce n'était que pour essayer de donner l'intuition que là, il n'y a ni silence ni non silence !... Je ne devrais même pas prononcer le mot unité, car il sous-entend déjà son antonyme. En réalité, il n'y a ni unité ni dualité !... Mais j'en ai déjà trop dit d'une chose dont il n'y a rien à dire !... Car celui qui ne l'a pas vécue ne peut en avoir qu'une impression superficielle. Cependant, je dirais encore que cela n'était ni absolu ni relatif !... et la preuve c'est que j'en suis sorti, — j'ai émergé de ce bain de paix avec la naturelle lenteur d'un être qui ne trouve pas cet état plus extraordinaire qu'un autre. Je repris mes occupations quotidiennes comme si rien ne s'était passé, — et réellement, il ne s'était rien passé !... (encore un paradoxe !...).
A la suite de cette dernière et ultime expérience, (mais était-ce encore une expérience ? car une expérience surgit toujours de deux éléments qui s'opposent !...) je passais quelques semaines riches de calme et de quiétude éveillée ; et pourtant il ne me semblait pas que dans ma vie il y eut un changement, ou tout au moins je n'avais pas le désir de l'observer et de m'en satisfaire. J'étais même heureux que, dans mon entourage immédiat, on n'eut rien remarqué d'insolite dans mon comportement habituel. Je gardais ainsi toute ma liberté d'allure en restant dans les normes des affections humaines. Je dois tout de même m'avouer que secrètement je me sentais plus ouvert, plus perméable, que je me laissais traverser par la vie courante sans chercher à en modifier le cours ; j'étais de moins en moins sensible à l'esprit de création volontaire. Souvent je savourais des moments de solitude qui m'isolaient du monde familier qui m'était propre. Des travaux qui m'eussent paru jadis ennuyeux étaient assumés avec une équanimité souriante, — ce qui ne m'empêchait pas parfois d'avoir envers eux une ironie bienveillante et amusée. A plusieurs reprises, je me suis surpris à découvrir de la grandeur dans les actes les plus prosaïques.
Revue Etre Libre. Numéros 152-154, Août-Octobre 1958
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