L’éveil est ineffable, indicible. Rien ne peut être dit à son propos, sur son essence. Il est l’ultime secret, ce qui ne peut jamais apparaître, se montrer, et l’être qui a réellement intégré l’éveil vit lui aussi dans le secret. Toute parole à son propos est voile. L’éveil est à l’image de ces cristaux que la nature développe au cœur des roches, comme un rêve secret.
Cependant, un certain nombre de phénomènes le précèdent ou l’accompagnent parfois. Ces phénomènes sont l’écume de l’éveil.
Il en existe une grande variété.
Dès le commencement, au cours de ses méditations (s’il a choisi la voie de la méditation), le disciple peut voir des étincelles, des points lumineux, des étoiles, des couleurs extrêmement vives. Il peut entendre des sons étranges qui n’appartiennent pas à l’univers physique. Ces sons sont semblables au bourdonnement d’une abeille, au bruit d’un torrent, ou même à la musique d’un piano ou d’une flûte. Nous pouvons aussi entendre des voix qui nous parlent à l’oreille, ou dans la tête et nous donnent des messages, ou avoir la vision de paysages inconnus, de visages, de Christ ou de Bouddha ; voir les auras autour des personnes.
Le sens olfactif est parfois sollicité, et nous pouvons sentir des parfums immatériels, particulièrement subtils, agréables.
Le corps peut devenir brûlant, glacé, translucide, très lourd ou extrêmement léger. Nous pouvons avoir la sensation de flotter dans l’espace ou de couler.
Ces phénomènes apparaissent lorsque le disciple a atteint une certaine maturation. Ils indiquent que les structures de l’individualité se défont. Ils témoignent d’une désagrégation de tous les éléments qui composent la personne. En cela, ces phénomènes peuvent être semblables à ceux vécus par l’individu dans les états post mortem que décrit le Bardo Thödol, le livre des morts tibétains.
Dans le zen, on les appelle makyo et ils sont considérés comme des illusions, des obstacles sur le chemin de l’éveil.
Plus profondément, des expériences peuvent accompagner l’illumination. Parmi ces expériences, nous trouvons d’abord la présence de la lumière. Une clarté transparente, éblouissante, éthérée. Comme si, avant que le monde sensible ne se dissolve, il se résolvait d’abord en lumière. Peut-être parce que l’essence de l’univers est lumière, et que les formes visibles sont une lumière cristallisée.
Un autre aspect important de l’expérience spirituelle est le silence. Un silence très particulier, insondable. Le staretz russe Ignace Briantchaninoff le décrit, dans son livre sur la prière de Jésus : « Mon être entier est enveloppé d’un silence profond, mystérieux, hors de toute pensée, de tout raisonnement, de tout mouvement de l’âme".
Un autre élément que l’on retrouve dans la plupart des témoignages est le sentiment de joie, une béatitude ineffable, qui efface toute peine, toute angoisse, balaie les ombres du chemin, et donne un sentiment d’accomplissement, celui d’avoir réalisé ce pour quoi nous étions là.
Le maître zen Bukko parle de la joie qu’il vécut lors de son satori. Une joie étroitement associée à la réalisation de son « visage originel ». « Une nuit, alors que j’étais assis, je tins mes yeux grands ouverts. Et soudain, le son d’un coup contre la table, en face de la chambre du moine supérieur, arriva à mon oreille et me révéla aussitôt “l’homme originel” dans son intégrité… Ma joie ne connut plus de limites. Je ne pouvais plus m’asseoir tranquillement dans le hall de méditation, je m’en allais sans but, dans les montagnes, marchant de-ci, de-là. »
Un autre aspect de l’expérience, souvent associé à la joie, est le sentiment de dilatation de tout notre être. La conscience n’est plus limitée à l’étroite zone frontale, mais elle semble s’étendre à l’infini, pour embrasser l’univers entier.
Le mystique indien Ramdas raconte dans ses Carnets de pèlerinage : « Il lui sembla que son âme s’ouvrait comme une fleur et dans un éclair éblouissant embrassait tout l’univers auréolé d’amour et de clarté. »
Cette dilatation de tout l’être implique une vision du monde où l’autre n’est plus vécu comme distinct de soi. La dualité entre sujet et objet se trouve abolie, effacée. C’est cette expérience que l’on retrouve notamment chez le philosophe grec néoplatonicien Plotin (202-269) : « Il est impossible d’exprimer ce mystère divin à d’autres que ceux qui ont eu le bonheur de le vivre en eux-mêmes. Comme si le voyant alors n’était pas deux mais un avec l’objet de la vision, qui n’était pas en vue devant ses yeux, mais unifié avec lui et devenu complètement un. »
Un autre aspect de l’expérience spirituelle est plus étrange. C’est le sentiment de vide, de rien. Ainsi Denise Desjardin raconte : « Tout s’estompe et s’efface. […] Seul demeure un merveilleux vide tissé de plénitude… Le rien qui contient toute chose. »
Un témoignage anonyme recueilli par Lilian Silburn décrit une expérience vécue auprès d’un maître en Inde. « Après une profonde absorption, en revenant à la conscience, quelle ne fut pas ma stupéfaction : il n’y avait rien, et dans le rien, je n’étais plus. »
Ces états de conscience, ces états de béatitude lumineuse peuvent sembler l’éveil, mais ils ne sont pas libérateurs. Ils accompagnent le disciple qui suit une ascèse, un chemin spirituel. Par rapport à notre état de conscience ordinaire, ils donnent une impression d’intense liberté, de quelque chose d’infiniment vaste. Ils peuvent séduire, fasciner, pourtant ils appartiennent bien à l’univers de la manifestation, à l’illusion. Ils ne sont pas le Réel.
Ce champ d’expériences est celui dans lequel beaucoup de spirituels se meuvent. Les disciplines, les pratiques intérieures peuvent nous amener à connaître ces états de béatitude. La confusion vient de ce que certains appellent « éveil » indistinctement tous ces états, toutes ces expériences, alors qu’il est préférable de distinguer, comme le faisait le bouddhisme des origines, ces états spirituels d’absorption intérieure qu’ils nomment jhanas et le nirvana.
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Cependant, entre l’éveil et ces états spirituels décrits par les textes bouddhistes, il n’y a pas une différence de degré, mais de nature. On peut toujours chuter d’un état spirituel pour tomber dans un piège de l’ego, jamais de l’éveil authentique. L’éveil est autre. Il n’est pas seulement une plus grande ouverture, une expérience spirituelle plus vaste, plus intense, plus vraie, plus profonde. Comme le disait déjà René Guénon, en accord avec tous les enseignements spirituels authentiques : par rapport aux « états de l’être », même les plus élevés, la libération est incommensurable. Elle échappe complètement aux ascèses religieuses, aux disciplines spirituelles, aux exercices, à toute volonté d’appréhension. Mais l’éveil n’est pas non plus opposé à ces états spirituels. Ils peuvent même l’introduire.
Certains maîtres, comme Hui Neng, suivent la « voie directe » qui mène immédiatement à l’éveil, d’autres, comme Chandra Swami, passent par la multiplicité des états modifiés de conscience. Ces deux chemins ont toujours existé et aucun des deux n’est supérieur à l’autre. Cela explique la position apparemment contradictoire des éveillés vis-à-vis des religions et des disciplines spirituelles.
Kabir, le tisserand poète du xve siècle, rejetait avec violence toute forme religieuse, le Coran aussi bien que les Védas, au nom de la liberté, cette prodigieuse liberté de l’éveil.
En revanche, un éveillé contemporain comme Ramana Maharshi défendait les mêmes pratiques religieuses.
Ces deux attitudes sont légitimes. Elles dépendent largement du tempérament et surtout de la fonction, ce que les hindous nomment le dharma, propre à chacun. Certains éveillés peuvent avoir une fonction destructrice. Ils montrent le chemin direct, sans concession, et rejettent toute forme religieuse, parfois toute discipline. D’autres parlent depuis le cœur d’une religion pour la réformer, comme l’ont fait Shankara pour l’hindouisme ou bien Ibn ‘Arabī pour le soufisme.
En réalité, les éveillés sont au-delà de ces apparentes contradictions. Ces oppositions n’ont pas plus d’importance que le fait de préférer le bleu au jaune.