mercredi 27 janvier 2021

• La connaissance de la connaissance elle-même - S. Rinpoché

 

Parmi les nombreux aspects de l'esprit, on en distingue plus particulièrement deux. Le premier est l'esprit ordinaire, que les Tibétains appellent sem. Un maître le définit ainsi : « Cela même qui est doté d'une conscience discriminante, cela qui possède un sens de la dualité - qui saisit ou rejette ce qui est extérieur lui : tel est l'esprit. Fondamentalement, il est ce que l'on associe à l'"autre" - tout "objet" perçu comme différent de celui qui perçoit » Sem est l'esprit discursif, dualiste, l'esprit« qui pense », qui ne peut fonctionner qu'en relation avec un point de référence extérieur projeté par lui et faussement perçu.

Sem est donc l'esprit qui pense, intrigue, désire, manipule, qui s'enflamme de colère, crée des vagues d'émotions et de pensées négatives et s'y complaît. C'est l'esprit qui doit sans relâche se justifier, consolider son « existence » et en prouver la validité en fragmentant l'expérience, en la conceptualisant et en la solidifiant. Inconstant et futile, l'esprit ordinaire est la proie incessante des influences extérieures, des tendances habituelles et du conditionnement : les maîtres le comparent à la flamme d'une bougie dans l'embrasure d'une porte, vulnérable à tous les vents des circonstances.

Perçu sous un certain angle, sem apparaît comme vacillant, instable, avide, se mêlant sans cesse de ce qui ne le regarde pas ; son énergie se consume en une constante projection vers l'extérieur. Parfois, il me fait penser à un pois sauteur mexicain, ou un singe dans un arbre, bondissant sans répit de branche en branche. Cependant, vu sous un autre angle, l'esprit ordinaire possède l'immobilité minérale que donnent des habitudes invétérées, une stabilité morne et factice, une inertie vaniteuse, autoprotectrice. Sem se révèle aussi rusé qu'un politicien retors ; il est sceptique, méfiant, expert dans la fourberie et la ruse, « fort astucieux dans les jeux de la tromperie », écrivait Jamyang Khyentsé. C'est au sein de cet esprit ordinaire chaotique, confus, indiscipliné et répétitif - sem - que nous faisons l'expérience, encore et toujours, du changement et de la mort.

Le deuxième aspect est la nature même de l'esprit, son essence la plus profonde, qui n'est absolument jamais affectée par le changement ou par la mort. Pour le moment, elle demeure cachée à l'intérieur de notre propre esprit - notre sem - enveloppée et obscurcie par l'agitation mentale désordonnée de nos pensées et de nos émotions. De même que les nuages, chassés par une forte bourrasque, révèlent l'éclat du soleil et l'étendue dégagée du ciel, ainsi une inspiration, dans certaines circonstances particulières, peut-elle nous dévoiler des aperçus de la nature de l'esprit. Ces aperçus peuvent être d'intensité et de profondeur très différentes mais de chacun émane une certaine lumière de compréhension, de sens et de liberté. En effet, la nature de l'esprit est la source même de toute compréhension. En tibétain, nous l'appelons Rigpa, conscience claire primordiale, pure, originelle, à la fois intelligence, discernement, rayonnement et éveil constant. On pourrait dire qu'elle est la connaissance de la connaissance elle-même.

In Le livre tibétain de la vie et de la mort - Éditions de la Table Ronde.