Ce livre invite à un cheminement en compagnie de sept sages qui vécurent entre le IXe et
le XIVe siècle au Cachemire. Une conviction inébranlable réunit ces sept âmes : seule
l’expérience vivante, enracinée dans la source du « je suis » ouvre à la connaissance véritable
et à la délivrance.
Ces maîtres exposent, chacun avec leur originalité propre, l’essence du shivaïsme du Cachemire, héritier des grands Tantra non-dualistes. Ils abordent le thème de la Réalité ultime, faite de Conscience et d’Energie infinies, présente au cœur de la vie divine, du monde et de l’être humain. Perçue depuis des millénaires par les shivaïtes comme une force vibrante se renouvelant à tout instant, cette réalité primordiale est symbolisée par Shiva-Natarâja, Seigneur de la Danse cosmique.
Ces maîtres exposent, chacun avec leur originalité propre, l’essence du shivaïsme du Cachemire, héritier des grands Tantra non-dualistes. Ils abordent le thème de la Réalité ultime, faite de Conscience et d’Energie infinies, présente au cœur de la vie divine, du monde et de l’être humain. Perçue depuis des millénaires par les shivaïtes comme une force vibrante se renouvelant à tout instant, cette réalité primordiale est symbolisée par Shiva-Natarâja, Seigneur de la Danse cosmique.
Pour Abhinavagupta ou Lallâ, cette vie universelle nous traverse sans cesse et anime toute
chose, esprit ou matière. Dès Vasugupta apparaît l’intuition fondamentale de la Vibration
cosmique (spanda) comme essence de la réalité en son aspect dynamique, vie de la
conscience, présente au cœur de chaque être vivant.
Il découle de ces paroles transmises de maître à disciple, une vision originale de la vie et de
l’univers car, à la différence de l’Advaita-Vedānta de Shankara et des thèses bouddhistes, le
Shivaïsme du Cachemire considère le monde comme réel et l’être humain apte à vivre cet
éveil au cœur de la vie quotidienne. Pour peu que s’évanouisse en lui l’indolence, que fondent
les cuirasses, il retrouvera l’acuité de la conscience et sa liberté native.
Cette approche, bien que lointaine dans le temps et l’espace, demeure d’une actualité
déconcertante et vient éclairer notre présent. Elle incite à reconnaître, d’une part, l’unité sous-
jacente de l’univers, d’autre part, l’infinie liberté créatrice inhérente à la conscience.
En cela elle s’offre comme une invitation à inventer, ou à réinventer, notre propre vie.
Colette Poggi, indianiste, sanskritiste, docteur en études Germaniques et en Philosophie comparée, enseigne le
sanskrit ainsi que la pensée religieuse et philosophique de l’Inde dans divers centres universitaires et culturels.
Son domaine de recherches concerne le Shivaîsme du Cachemire dont elle traduit les textes sources. Elle a
publiée plusieurs livres dont Les œuvres de vie selon Maître Eckhart et Abhinavagupta.
© Extrait publié avec l'aimable accord des Éditions Accarias L'Originel :
La suprême réalité
Tout d’abord, au niveau suprême ne règne que la Conscience absolue cit parfaitement libre, paisible et pure, tandis que caitanya, conscience plénière, intègre toutes les ondes de l’océan-conscience. Ainsi, la pure conscience (cit) dénuée d’objet, est-elle désignée comme l’absolu, l’originel, la dimension en laquelle tout phénomène éclot, vit et se résorbe. Elle est symbolisée par Śiva non distinct de son Énergie, Śakti, potentialité infinie, qui danse l’univers en son aspect de Seigneur de la Danse cosmique Śiva-Naṭarāja. Mais lorsqu’elle intègre l’univers, elle est nommée caitanya conscience en sa plénitude. Au niveau humain, il en va de même, ces modalités sont immanentes en toute conscience individuelle, mais oubliées, en latence.
Cit, terme sanskrit féminin, suggère selon son étymologie l’acte qui accueille, recueille, vibrant toujours au présent ; la conscience cit lie, relie, proche en cela du logos dont la racine verbale legein signifie également rassembler, cueillir, choisir. Cette présence vivante, aux sources de l’être, rime avec originel, primordial, infini, éternel, elle est parfaitement non duelle, sans origine, aussi vaste que l’espace irradiant, ākāśa, lit-on dans les Upaniṣad. Faire l’expérience directe de cette source sans cesse jaillissante conduit au seuil de l’éveil ; il s’agit ensuite d’y demeurer sans faillir.
Quant à la conscience empirique citta, elle est, dans cette doctrine, une simple transformation de cit. Rivée aux objets physiques ou mentaux, cette forme de l’esprit est toujours reliée au passé car soumise à l’enchaînement inexorable action-réaction. Il s’agit de la conscience ordinaire, confinée dans les étroites limites du moi et de ses carapaces mentales, en tout point opposée à la vivante et fluide conscience du « cœur », ouverte et toujours nouvelle.
La conscience présente deux aspects indissociables : lumière et énergie prakāśa-vimarśa. Avec prakāśa sont évoqués à la fois l’espace ākāśa lumineux (du fait de la racine KĀŚ briller resplendir ā- en tous sens), inaltérable, naturel, et la lumière, originelle, irradiante (pra- vers). L’espace se dévoile sitôt la lumière apparue, de même le monde nous apparaît sitôt que brille la conscience. Dans cet imaginaire, la lumière ne fait qu’un l’espace infini, irradiant, en lequel tout phénomène est accueilli. L’aspect vimarśa correspond à l’énergie de la prise de conscience, soit l’aspect dynamique et créatif de l’acte cognitif.
Pour Vasugupta et tous les shivaïtes de sa lignée qui lui succèderont, la vibration spanda constitue la nature véritable de la lumière-énergie consciente. Imperceptible, cette pulsation sans origine tisse et sous-tend inlassablement la trame cosmique. En sa plus haute fréquence, elle est conscience pure, plus relâchée elle devient pensée puis matière mais jamais ne déserte aucun aspect de la manifestation, même s’il semble inerte. La vibration universelle suscite l’univers entier en elle-même, à la manière d’un puissant magicien qui serait à la fois compositeur, musicien, instrument et auditeur, mais aussi silence et son, timbre, rythme, harmonie ou dysharmonie et enfin espace en lequel la musique émerge et se dissout.
Quelques termes essentiels relatifs à la réalité absolue :
- ātman
Le Soi, ātman, essence de l’être, est mis en lumière dans les Upaniṣad (VIIIe av. J.- C.). Cette dimension profonde, immanente, touche à l’universel: elle en cela supra- individuelle dans le sens où elle n’est ni limitée par un sentiment égocentré ni « encapsulée » dans la carapace individuelle. Elle est par nature non-distincte de Brahman, l’absolu. Qu’il s’agisse de l’ ātman ou du Brahman, la traduction couramment utilisée d’absolu ou de soi, ne restitue pas la nuance de vie, de dynamisme, impliqué dans ces termes sanskrits. Pour brahman, la racine BṚH bṛṃhayati, croître, faire accroître, suggérant une arborescence infinie en laquelle viennent s’inscrire l’univers et ses formes variées.
Tout d’abord, au niveau suprême ne règne que la Conscience absolue cit parfaitement libre, paisible et pure, tandis que caitanya, conscience plénière, intègre toutes les ondes de l’océan-conscience. Ainsi, la pure conscience (cit) dénuée d’objet, est-elle désignée comme l’absolu, l’originel, la dimension en laquelle tout phénomène éclot, vit et se résorbe. Elle est symbolisée par Śiva non distinct de son Énergie, Śakti, potentialité infinie, qui danse l’univers en son aspect de Seigneur de la Danse cosmique Śiva-Naṭarāja. Mais lorsqu’elle intègre l’univers, elle est nommée caitanya conscience en sa plénitude. Au niveau humain, il en va de même, ces modalités sont immanentes en toute conscience individuelle, mais oubliées, en latence.
Cit, terme sanskrit féminin, suggère selon son étymologie l’acte qui accueille, recueille, vibrant toujours au présent ; la conscience cit lie, relie, proche en cela du logos dont la racine verbale legein signifie également rassembler, cueillir, choisir. Cette présence vivante, aux sources de l’être, rime avec originel, primordial, infini, éternel, elle est parfaitement non duelle, sans origine, aussi vaste que l’espace irradiant, ākāśa, lit-on dans les Upaniṣad. Faire l’expérience directe de cette source sans cesse jaillissante conduit au seuil de l’éveil ; il s’agit ensuite d’y demeurer sans faillir.
Quant à la conscience empirique citta, elle est, dans cette doctrine, une simple transformation de cit. Rivée aux objets physiques ou mentaux, cette forme de l’esprit est toujours reliée au passé car soumise à l’enchaînement inexorable action-réaction. Il s’agit de la conscience ordinaire, confinée dans les étroites limites du moi et de ses carapaces mentales, en tout point opposée à la vivante et fluide conscience du « cœur », ouverte et toujours nouvelle.
La conscience présente deux aspects indissociables : lumière et énergie prakāśa-vimarśa. Avec prakāśa sont évoqués à la fois l’espace ākāśa lumineux (du fait de la racine KĀŚ briller resplendir ā- en tous sens), inaltérable, naturel, et la lumière, originelle, irradiante (pra- vers). L’espace se dévoile sitôt la lumière apparue, de même le monde nous apparaît sitôt que brille la conscience. Dans cet imaginaire, la lumière ne fait qu’un l’espace infini, irradiant, en lequel tout phénomène est accueilli. L’aspect vimarśa correspond à l’énergie de la prise de conscience, soit l’aspect dynamique et créatif de l’acte cognitif.
Pour Vasugupta et tous les shivaïtes de sa lignée qui lui succèderont, la vibration spanda constitue la nature véritable de la lumière-énergie consciente. Imperceptible, cette pulsation sans origine tisse et sous-tend inlassablement la trame cosmique. En sa plus haute fréquence, elle est conscience pure, plus relâchée elle devient pensée puis matière mais jamais ne déserte aucun aspect de la manifestation, même s’il semble inerte. La vibration universelle suscite l’univers entier en elle-même, à la manière d’un puissant magicien qui serait à la fois compositeur, musicien, instrument et auditeur, mais aussi silence et son, timbre, rythme, harmonie ou dysharmonie et enfin espace en lequel la musique émerge et se dissout.
Quelques termes essentiels relatifs à la réalité absolue :
- ātman
Le Soi, ātman, essence de l’être, est mis en lumière dans les Upaniṣad (VIIIe av. J.- C.). Cette dimension profonde, immanente, touche à l’universel: elle en cela supra- individuelle dans le sens où elle n’est ni limitée par un sentiment égocentré ni « encapsulée » dans la carapace individuelle. Elle est par nature non-distincte de Brahman, l’absolu. Qu’il s’agisse de l’ ātman ou du Brahman, la traduction couramment utilisée d’absolu ou de soi, ne restitue pas la nuance de vie, de dynamisme, impliqué dans ces termes sanskrits. Pour brahman, la racine BṚH bṛṃhayati, croître, faire accroître, suggérant une arborescence infinie en laquelle viennent s’inscrire l’univers et ses formes variées.
De même, le nom masculin ātman a pour racine le verbe AN, respirer, vivre, se
mouvoir, ce qui met en relief l’énergie inhérente de cette réalité intime diversement appelée
principe de vie, âme individuelle, essence. Dans le Shivaïsme du Cachemire, en continuité
avec les antiques Upaniṣad ; il est conçu comme Conscience-énergie, de même nature que
en sa plénitude, et de ce fait nommé « le danseur », en analogie avec Śiva-Naṭarāja. Sa nature
est vie, vibration, conscience universelle.
- sattā
Sattā, la réalité n’est ni tangible, ni objet de pensée, cependant sans elle rien ne serait.
De même que les reflets cachent la paroi du miroir, les phénomènes du monde se mouvant sans cesse, comme des ombres sur un mur, occultent le fond qui permet leur apparition. Sat est le participe présent du verbe être en sanskrit, AS : « étant », de là : présent, réel, vrai, vertueux. Sat-tā exprime le fait d’être, au présent. On ne peut que s’y accorder, non pas la saisir, car elle ne peut être « objet ». C’est à partir de la conscience du Soi, ou de Soi, que se réalise cette expérience: « Tant que l’on n’a pas une parfaite conscience de Soi, le Soi non reconnu n’a pas une connaissance irrécusable des choses » rappelle Abhinavagupta dans le Kramastotra.
- sahaja,
Le spontané, sahaja, qualifie la réalité primordiale dans le sens où elle surgit d’elle-même, sans effort. Ce terme s’applique aussi à la compréhension intuitive qui permet de « reconnaître » soudain ce que l’on a toujours su, sans le savoir ! Pratyabhijñā est précisément cette reprise de contact fondamentale, intuitive, de nature mystique. Les chercheurs de ces écoles cachemiriennes ont bien perçu que l’essentiel se connaît sans effort, spontanément, comme se forme un écho. Sahaja a pour corollaire ānanda la félicité sans pourquoi.
- sattā
Sattā, la réalité n’est ni tangible, ni objet de pensée, cependant sans elle rien ne serait.
De même que les reflets cachent la paroi du miroir, les phénomènes du monde se mouvant sans cesse, comme des ombres sur un mur, occultent le fond qui permet leur apparition. Sat est le participe présent du verbe être en sanskrit, AS : « étant », de là : présent, réel, vrai, vertueux. Sat-tā exprime le fait d’être, au présent. On ne peut que s’y accorder, non pas la saisir, car elle ne peut être « objet ». C’est à partir de la conscience du Soi, ou de Soi, que se réalise cette expérience: « Tant que l’on n’a pas une parfaite conscience de Soi, le Soi non reconnu n’a pas une connaissance irrécusable des choses » rappelle Abhinavagupta dans le Kramastotra.
- sahaja,
Le spontané, sahaja, qualifie la réalité primordiale dans le sens où elle surgit d’elle-même, sans effort. Ce terme s’applique aussi à la compréhension intuitive qui permet de « reconnaître » soudain ce que l’on a toujours su, sans le savoir ! Pratyabhijñā est précisément cette reprise de contact fondamentale, intuitive, de nature mystique. Les chercheurs de ces écoles cachemiriennes ont bien perçu que l’essentiel se connaît sans effort, spontanément, comme se forme un écho. Sahaja a pour corollaire ānanda la félicité sans pourquoi.