lundi 15 février 2016

• La beauté du geste - Stephen Jourdain



La Beauté du Geste
Rencontre en Corse - Été 1997

« Je suis » n’est pas une chose, ni un état à quoi l’on va parvenir, ni dans le giron duquel je vais retourner.
C’est un geste pur, que je sais faire. L’éveil est un geste. Un geste intemporel, tellement profond et central qu’il transforme en banlieue toutes les expériences les plus suaves et les plus profondes qu’on ait pu faire dans sa vie.
Ce geste consiste en quoi ?
C’est un regard de conscience infinie plongeant en lui-même, mais c’est un geste. S’il n’y avait pas ce caractère de geste, d’acte, il n’y aurait rien.

© Extrait publié avec l'aimable accord des Éditions Charles-Antoni l'originel :

Faire un geste
Je doute fort que mes livres partent dans la journée, ça se saurait, mais on ne sait jamais, un type peut être trompé par la couverture...
C'est vrai que ce n'est pas facile de rentrer dedans...
Oui, ce que vous me dites m'attriste beaucoup... (Rire)... Il y a un mystère tout de même. En fait j'emploie des mots très simples...
J'aimerais bien que ce soit clair. Je fais des efforts affreux pour être simple, pour faire simple. Je ne suis pas philosophe donc je n'ai pas de vocabulaire technique. En fait j'en suis arrivé à me demander si ce n'est pas cette transparence, qui rend tout obscur.
Si j'employais des mots compliqués, des mots de spécialistes, dans le fond les gens seraient assez contents, en fait ils com­p­rendraient pourquoi ils ne comprennent pas... Et là, comme c'est écrit dans un langage courant, en fait ça doit être irritable parce que c'est écrit noir sur blanc, c'est très simple, et je ne comprends pas!
Je vois bien le fossé, c'est d'ailleurs pour ça que je n'ai pas écrit... L'idée d'écrire m'est venue très longtemps après, ça ne s'imposait pas du tout à moi, ce n'est pas une vocation et puis “cette chose” est faite pour être vécue, elle n'est pas faite pour être exprimée.
C'est la seule relation convenable que l'on puisse établir avec elle, puisqu'elle est... c'est de l'être, et à ce titre, elle n’est rien.
On ne devrait pas la montrer, non par pudeur, on ne devrait pas la montrer, on ne devrait pas l'installer dans le monde, pour la bonne raison qu'elle n'en participe pas, elle laisse le fleuve des choses dévaler intact et vierge... Donc elle ne pèse rien, c'est ça qui est extraordinaire.
S'enfoncer dans l'être, (c'est bien ce dont il s'agit), on a l'im­p­ression que ceci va changer quelque chose, induire un changement, mais en fait ça n'induit strictement aucun changement, c'est un non-événement pur. Alors c'est vrai que c'est un événe­ment absolu aussi, plus grand que tous les événements, mais c'est un non-événement pur, ça ne change rien.
En fait, “cette chose-là” (au sens qu'on prête habituellement au mot “exister”) n'existe pas. Et donc on arrive à ce paradoxe, qui sera un jour fameux, c'est: “L'existence pure n'existe pas.
Et le considérer, si peu que ce soit comme existant, au sens habituel du terme, comme pouvant influer sur la vie, comme déterminant, influant, c'est l'avoir trahie, c'est ne pas avoir compris.
Il n'y a que celui qui la possède, qui sait que c'est un non-­influent absolu.
Et donc: “J'étais communiste avant; bon, quelque chose d'absurde... “J’étais marxiste matérialiste avant”, bon, ou alors “j'étais croyant”... Ça ne devrait rien changer... ça n'induit aucun changement...
Il est peu probable que celui en qui ça va jaillir ait, par tempé­r­ament, épousé l'idéologie marxiste ou même l'idéologie déiste, mais si c'était le cas, ça ne changerait rien. Il n'y a aucun besoin d'éradiquer sa conviction communiste parce que ça ne compte pas.
C'est la seule chose au monde qui ne compte pas. Et ce qui est étonnant, c'est que toutes les choses qui comptent procèdent de cette chose qui ne compte pas.
On ne change pas?
C'est très difficile…
C'est une réitération, vous savez, tout d'un coup, le fauteuil a toujours été vert... Bon il est vert... Puis tout à coup le vert du fauteuil devient vert... Franchement, c'était déjà là... C'est une sorte de confirmation, réitération, redoublement, ça ne sert strictement à rien… Quand le vert devient vert honnêtement, comme il était déjà vert avant, franchement le vert qui devient vert ça parait déjà très étrange et il est impossible qu'une chose devienne elle-même puisqu'elle l'est déjà, mais...
En fait ça n'a aucune valeur événementielle, il ne se passe rien.
Et c'est très important, parce que... ça se passe comme ça, c'est la vérité: “devenir moi”, ça ne va rien changer.
Ce non-événement va induire dans la pensée toutes sortes d'idées, et ces idées peuvent obliger à des sacrifices... Mais, “la chose elle-même”, non. Son ombre peut, sans doute, changer les choses mais, “elle-même”, non!
Donc tout ça... c'est ce qui est fascinant… S'enfoncer dans l'être, c'est par conscience d'être qu'on “s'enfonce dans l'être”, et s'enfoncer dans l'être ça ne change rien, c'est un non-événement.
Donc les choses restent telles qu'elles étaient. Simplement elles sont virginisées. Les choses semblaient vieilles, usées, tout d'un coup elles sont neuves. Alors bien sûr, à ce titre-là, on peut parler de changement... Mais en fait, les choses restent elles-mêmes, n'est-ce pas?
Mais ça, ça marche pour la vue, ça marche pour l'ouïe, ça marche pour tout ce qu'on appelle les sens?
Ça marche pour les sens et pour l'intérieur, où il n'y a pas de sens du tout.
C'est ce qui est très bien, c'est ça que j'adore. J'adore sou­ligner ça, c'est qu’apparemment i1 est normal de voir l'arbre, puisqu'on a des yeux pour voir et des nerfs pour transmettre l'information. Je ne crois pas du tout à ce schéma perceptif, pas du tout... C'est à dire, ça semble raisonnable, je vois l'arbre là-bas, parce qu'il y a un arbre, et puis après, il y a mes yeux et mes yeux transmettent à mon cerveau, et puis là, dans mon cerveau, ça s'élabore en sensations... Ça ne tient pas la route une fraction de seconde...
Je ne dis pas qu'il n'y a pas une relation quelconque, mais cette relation-là est certainement fausse et Gödel avait très bien vu que ce n'était pas comme ça que ça se passe.
Parce que ce que reçoit notre rétine, si on est un scientifique, si on approche les choses scientifiquement, ce qui n'est pas mon cas, ce qui frappe notre rétine c'est un flot de photons, il n'y a pas d'images.
L'idée en général, qu'on a des choses, c'est qu'il y a une grande image: monde-réel. Et puis, cette image, monde-réel, nous est transmise par voie nerveuse, et puis dans notre cerveau, cela fait éclore une deuxième image, de nature subjective, et qui est le double, la réplique intérieure, de l'image rétinienne. Il n'y a pas d'image au départ. Là, on part avec l'hypothèse qu'il y a une image réelle de début. Enfin il n'y a pas d'image. Il y a un bombardement de photons. Le photon ce n'est pas une image.
Il fallait une explication...
Il fallait une explication...
Et puis c’est vrai que si on me crevait l’œil je n'y verrais plus, je ne nie pas ça du tout, mais je dis que, induire de ce fait, que si on me crève l’œil je n'y verrais plus, si on me perce le tympan je n'entendrais plus, si on m'enlève le cerveau je ne penserais plus, je ne serais probablement plus du tout… Induire de cela, que c'est parce que il y a une image monde-réel, qui m'est transmise par voie nerveuse, et que ça génère une seconde image qui elle-même est une espèce de réplique subjective de la première... Eh bien en déduire ça, c'est franchir un pas, (bon on comprend bien pourquoi il est facile de franchir le pas) mais on ne peut pas le faire, philosophiquement, on ne peut pas le faire, c'est inacceptable, les choses ne peuvent pas se passer ainsi.
Vouloir vivre des expériences n'est pas possible?
Vouloir vivre des expériences… Il y a bien des expériences, mais la seule chose qui soit une non-expérience, c'est la chose dont je parle, au sens strict, n'est-ce pas?
En fait les concepts les plus fins et donc les plus méritants avec lesquels la personne peut aborder, peut se représenter cette chose-là, ces concepts sont fondamentalement inadéquats, même quand ils sont très fins.
Alors on se situe dans le plan de l'expérience, du vécu, et c'est bien le plan de l'intériorité, d'une référence à l'intériorité... Mais cette chose-là, n'est pas une expérience. On peut bien la cerner grossièrement par ce mot, mais ce n'est pas une expérience, ce n'est pas un vécu non plus.
C'est à dire que, pour nous, c'est une expérience...
Oui, ce n'est pas un vécu non plus... C'est à dire, la vie elle-même, n'est pas un vécu.
Alors l'existence pure, n'existe pas, et la vie elle-même n'est pas un vécu.
Donc cette chose-là est la seule chose au monde à se comporter de cette façon... Enfin on doit trouver en physique des particules qui ont un comportement extraordinairement spéci­fique, qui infirment toutes les autres lois, et qui contredisent tout, enfin qui marchent à l'envers, qui ne marchent pas selon les normes.
Eh bien cette chose-là, c’est à dire nous, moi, ne fonctionnons pas selon les normes.
Alors celui qui me dit: “Ça y est, j'ai compris donc je vais faire ceci, faire cela”, je sais tout de suite qu'il n'a pas compris. C'est très évident.
Un type qui a compris… C'est pour ça que la liberté... Cette chose-là est liberté. En fait, cette chose-là, c'est moi.
Et qu'est-ce que c'est que moi?
La moins mauvaise définition qu'on puisse donner de moi, c'est:
Moi
=
Liberté infinie de moi relativant à Moi
Moi pèse sur moi
Moins que le poids d’une aile de papillon
(c'est d'une incommensurable légèreté)
Une deuxième expression de cette liberté est due à la caractéristique de cette chose, de ne pas exister, de ne pas compter, donc ça n'implique aucun sacrifice, en fait, ça détruit la vie mentale.
Mais après ça, je peux parfaitement m'interdire d'avoir une vie mentale au nom de la vérité intuitive qui a éclaté, et qui m'a montré la vie mentale comme un fantasme, comme une illusion. Et bien c'est... c'est déjà trahir, c'est déjà trahir...
Cette chose n'a aucune espèce de retombée intellectuelle. Donc en fait, ça ne compte pas et ça veut dire que ça n'existe pas...
“ La pensée de cette chose”, qui est radicalement différente de cette chose, si précise, si fidèle soit-elle, si fidèle soit le reflet intellectuel, la pensée peut influer sur la vie, cette chose elle-même: non.
Et donc, chaque fois, si j'ai l'impression que cette chose change ma vie, c'est qu'en fait, je l'ai trahie, j'ai oublié...
J'en ai déjà fait...
C'est que j'en ai déjà fait une chose parmi les choses… Si je veux une autre façon de l'exprimer, c'est que, cette chose-là, généralement, se représente comme une chose particulièrement glorieuse parmi les choses de la vie. Mais ce n'est pas une chose particulièrement glorieuse parmi les choses de la vie. C'est la vie elle-même...
Seule une chose de la vie peut influer sur les autres choses de la vie.
Mais la vie elle-même: non. La vie elle-même est sans influence.
Je peux parler d'une de mes petites gloires...
Oui, le petit point... le point qui grossit... ça méritait d'être creusé...
(Coupure: histoire du petit point)
Les points... j'ai toujours été fasciné par les points. Mais par la petitesse des points au fond de laquelle, je trouve ma grandeur... Et puis par tout ce qui est pulvérulent, par la multitude infinie de ces points.
Par le poudroiement...
Le poudroiement, c'est ça.
Et ça définit toute une catégorie d'instantanéité que je vivais quand j'étais petit. L'univers devenait du talc... du talc spi­rituel... C'étaient des milliards de points vibrants... et j'étais chacun de ces points.
C'est l'image de la paix, le poudroiement... je le ressens comme ça ...
Je ne sais pas très bien... Franchement... on devient ano­nyme... C'est très curieux… Il y a des paradoxes apparents... C'est au fond de l'anonymat, ce qui est très différent de “l'impersonnalité”, on mélange les choses, moi, je veux dire les mots justes...
La sensation d'avoir perdu son nom, d'être anonyme... En fait, presqu'on acquiert une valeur universelle, on est juste quelqu'un...
Le sentiment de l'anonymat, dans ce qu'il peut avoir d’extraordinairement porteur, existentiellement parlant, dans l'anonymat pur, c'est très différent de cette conception très philosophique, intellectuelle, qui débouche sur le culte de “l'impersonnalité”, c'est tout à fait autre chose.
Alors c'est vrai que si on approche les choses un peu hâti­vement, on va prendre anonymat ou “impersonnel”, et on va en faire des synonymes. Mais en fait, si on creuse un peu, le mot “impersonnel” ne convient pas du tout. Il y a un dogme... c'est très intellectuel... L'intelligence ne fonctionne pas très bien. Alors que l'anonymat: se fondre... on se dissout dans l'ano­nymat... Et curieusement, plus on se dissout, plus on existe...
Qu'est-ce qui se dissout vraiment?
Au profit de l'existence pure... et enfin c'est ça qui est très curieux... Au profit du “sentiment intense, intuitif, de notre existence pure” et rien n'est plus personnel.
Qu'est-ce qui se dissout?
C'est “notre identité”, c'est “toute notre identité”, c'est “notre carte d'identité”.
C'est ce que dit l'Orient...
“ Tous nos attributs” fondent, “toute notre identité” fond... Mais alors après ça on se dit bon… l'explication orientale? Elle est insuffisante là-dessus...
Enfin ils n'ont pas le même phénomène, ils ont tendance à considérer a posteriori intellectuellement, parce que quand on va se mettre à parler et écrire, on va bien se servir de notre intelligence d'homme, et on peut plus ou moins bien s'en servir. Alors eux, ils auraient tendance à conclure de cette bienheureuse dissolution, de cette dissolution d'identité, que c'est: “l'iden­tité qui est perverse”.
Moi je ne crois pas du tout que ce soit “l'identité”. À ce moment-là, si “l'identité est perverse”, “je” est “impersonnel”, n'est-ce pas?
Je ne crois pas du tout que ce soit une bonne description de la chose.
Ce qui est dissout c'est: “l'identité en tant qu'elle prétendait nous accaparer” et nous enfermer en elle-même.
Ce n'est pas “Steve Jourdain né le tant”, qui est une offense, c'est “Steve Jourdain né le tant”, en tant que je suis réduit à cette détermination.
Ce n'est pas “le fait d'être un homme marchant dans ta rue...” ceci est charmant, c'est naturel, c'est en fait... Ça participe de l'accession à l'être, c'est même un des fondements de l'accession à l'être. Un sujet qui n'est pas déterminé, n'est pas du tout, enfin il n'est pas entré dans l'être.
Et alors la deuxième condition de l'accession à l'être, c'est: ne pas se laisser enfermer par ses déterminations, être toujours plus, être irréductible à sa propre détermination, s'agirait-il de “ma propre essence?
Steve ne peut pas être enfermé dans Steve. Et c'est parce qu'il n'est pas enfermé dans Steve parce qu'il déborde Steve, que Steve est.