La
Beauté du Geste
Rencontre
en Corse - Été 1997
«
Je suis » n’est pas une chose, ni un état à quoi l’on va
parvenir, ni dans le giron duquel je vais retourner.
C’est
un geste pur, que je sais faire. L’éveil est un geste. Un geste
intemporel, tellement profond et central qu’il transforme en
banlieue toutes les expériences les plus suaves et les plus
profondes qu’on ait pu faire dans sa vie.
Ce
geste consiste en quoi ?
C’est
un regard de conscience infinie plongeant en lui-même, mais c’est
un geste. S’il n’y avait pas ce caractère de geste, d’acte, il
n’y aurait rien.
© Extrait publié avec l'aimable accord des Éditions Charles-Antoni l'originel :
Faire
un geste
Je doute fort que mes
livres partent dans la journée, ça se saurait, mais on ne sait
jamais, un type peut être trompé par la couverture...
C'est vrai que ce
n'est pas facile de rentrer dedans...
Oui, ce que vous me
dites m'attriste beaucoup... (Rire)... Il y a un mystère tout de
même. En fait j'emploie des mots très simples...
J'aimerais bien que ce
soit clair. Je fais des efforts affreux pour être simple, pour faire
simple. Je ne suis pas philosophe donc je n'ai pas de vocabulaire
technique. En fait j'en suis arrivé à me demander si ce n'est pas
cette transparence, qui rend tout obscur.
Si j'employais des mots
compliqués, des mots de spécialistes, dans le fond les gens
seraient assez contents, en fait ils comprendraient
pourquoi ils ne comprennent pas... Et là, comme c'est écrit dans un
langage courant, en fait ça doit être irritable parce que c'est
écrit noir sur blanc, c'est très simple, et je ne comprends pas !
Je vois bien le fossé,
c'est d'ailleurs pour ça que je n'ai pas écrit... L'idée d'écrire
m'est venue très longtemps après, ça ne s'imposait pas du tout à
moi, ce n'est pas une vocation et puis “ cette
chose ”
est faite pour être vécue, elle n'est pas faite pour être
exprimée.
C'est la seule relation
convenable que l'on puisse établir avec elle, puisqu'elle est...
c'est de l'être, et à ce titre, elle n’est rien.
On ne devrait pas la
montrer, non par pudeur, on ne devrait pas la montrer, on ne devrait
pas l'installer dans le monde, pour la bonne raison qu'elle n'en
participe pas, elle laisse le fleuve des choses dévaler intact et
vierge... Donc elle ne pèse rien, c'est ça qui est extraordinaire.
S'enfoncer dans l'être,
(c'est bien ce dont il s'agit), on a l'impression que ceci
va changer quelque chose, induire un changement, mais en fait ça
n'induit strictement aucun changement, c'est un non-événement pur.
Alors c'est vrai que c'est un événement absolu aussi, plus
grand que tous les événements, mais c'est un non-événement pur,
ça ne change rien.
En fait, “ cette
chose-là ”
(au sens qu'on prête habituellement au mot “ exister ”)
n'existe pas. Et donc on arrive à ce paradoxe, qui sera un jour
fameux, c'est :
“ L'existence
pure n'existe pas. ”
Et le considérer, si
peu que ce soit comme existant, au sens habituel du terme, comme
pouvant influer sur la vie, comme déterminant, influant, c'est
l'avoir trahie, c'est ne pas avoir compris.
Il n'y a que celui qui
la possède, qui sait que c'est un non-influent absolu.
Et donc :
“ J'étais
communiste avant ” ;
bon, quelque chose d'absurde... “ J’étais
marxiste matérialiste avant ”,
bon, ou alors “ j'étais
croyant ”...
Ça ne devrait rien changer... ça n'induit aucun changement...
Il est peu probable que
celui en qui ça va jaillir ait, par tempérament, épousé
l'idéologie marxiste ou même l'idéologie déiste, mais si c'était
le cas, ça ne changerait rien. Il n'y a aucun besoin d'éradiquer sa
conviction communiste parce que ça ne compte pas.
C'est la seule chose au
monde qui ne compte pas. Et ce qui est étonnant, c'est que toutes
les choses qui comptent procèdent de cette chose qui ne compte pas.
On ne change pas ?
C'est très difficile…
C'est une réitération,
vous savez, tout d'un coup, le fauteuil a toujours été vert... Bon
il est vert... Puis tout à coup le vert du fauteuil devient vert...
Franchement, c'était déjà là... C'est une sorte de confirmation,
réitération, redoublement, ça ne sert strictement à rien… Quand
le vert devient vert honnêtement, comme il était déjà vert avant,
franchement le vert qui devient vert ça parait déjà très étrange
et il est impossible qu'une chose devienne elle-même puisqu'elle
l'est déjà, mais...
En fait ça n'a aucune
valeur événementielle, il ne se passe rien.
Et c'est très
important, parce que... ça se passe comme ça, c'est la vérité :
“ devenir
moi ”,
ça ne va rien changer.
Ce non-événement va
induire dans la pensée toutes sortes d'idées, et ces idées peuvent
obliger à des sacrifices... Mais, “ la
chose elle-même ”,
non. Son ombre peut, sans doute, changer les choses mais,
“ elle-même ”,
non !
Donc tout ça... c'est
ce qui est fascinant… S'enfoncer dans l'être, c'est par conscience
d'être qu'on “ s'enfonce
dans l'être ”,
et s'enfoncer dans l'être ça ne change rien, c'est un
non-événement.
Donc les choses restent
telles qu'elles étaient. Simplement elles sont virginisées. Les
choses semblaient vieilles, usées, tout d'un coup elles sont neuves.
Alors bien sûr, à ce titre-là, on peut parler de changement...
Mais en fait, les choses restent elles-mêmes, n'est-ce pas ?
Mais ça, ça marche
pour la vue, ça marche pour l'ouïe, ça marche pour tout ce qu'on
appelle les sens ?
Ça marche pour les sens
et pour l'intérieur, où il n'y a pas de sens du tout.
C'est ce qui est très
bien, c'est ça que j'adore. J'adore souligner ça, c'est
qu’apparemment i1 est normal de voir l'arbre, puisqu'on a des yeux
pour voir et des nerfs pour transmettre l'information. Je ne crois
pas du tout à ce schéma perceptif, pas du tout... C'est à dire, ça
semble raisonnable, je vois l'arbre là-bas, parce qu'il y a un
arbre, et puis après, il y a mes yeux et mes yeux transmettent à
mon cerveau, et puis là, dans mon cerveau, ça s'élabore en
sensations... Ça ne tient pas la route une fraction de seconde...
Je ne dis pas qu'il n'y
a pas une relation quelconque, mais cette relation-là est
certainement fausse et Gödel avait très bien vu que ce n'était pas
comme ça que ça se passe.
Parce que ce que reçoit
notre rétine, si on est un scientifique, si on approche les choses
scientifiquement, ce qui n'est pas mon cas, ce qui frappe notre
rétine c'est un flot de photons, il n'y a pas d'images.
L'idée en général,
qu'on a des choses, c'est qu'il y a une grande image :
monde-réel. Et puis, cette image, monde-réel, nous est transmise
par voie nerveuse, et puis dans notre cerveau, cela fait éclore une
deuxième image, de nature subjective, et qui est le double, la
réplique intérieure, de l'image rétinienne. Il n'y a pas d'image
au départ. Là, on part avec l'hypothèse qu'il y a une image réelle
de début. Enfin il n'y a pas d'image. Il y a un bombardement de
photons. Le photon ce n'est pas une image.
Il fallait une
explication...
Il fallait une
explication...
Et puis c’est vrai que
si on me crevait l’œil je n'y verrais plus, je ne nie pas ça du
tout, mais je dis que, induire de ce fait, que si on me crève l’œil
je n'y verrais plus, si on me perce le tympan je n'entendrais plus,
si on m'enlève le cerveau je ne penserais plus, je ne serais
probablement plus du tout… Induire de cela, que c'est parce que il
y a une image monde-réel, qui m'est transmise par voie nerveuse, et
que ça génère une seconde image qui elle-même est une espèce de
réplique subjective de la première... Eh bien en déduire ça,
c'est franchir un pas, (bon on comprend bien pourquoi il est facile
de franchir le pas) mais on ne peut pas le faire, philosophiquement,
on ne peut pas le faire, c'est inacceptable, les choses ne peuvent
pas se passer ainsi.
Vouloir vivre des
expériences n'est pas possible ?
Vouloir vivre des
expériences… Il y a bien des expériences, mais la seule chose qui
soit une non-expérience, c'est la chose dont je parle, au sens
strict, n'est-ce pas ?
En fait les concepts les
plus fins et donc les plus méritants avec lesquels la personne peut
aborder, peut se représenter cette chose-là, ces concepts sont
fondamentalement inadéquats, même quand ils sont très fins.
Alors on se situe dans
le plan de l'expérience, du vécu, et c'est bien le plan de
l'intériorité, d'une référence à l'intériorité... Mais cette
chose-là, n'est pas une expérience. On peut bien la cerner
grossièrement par ce mot, mais ce n'est pas une expérience, ce
n'est pas un vécu non plus.
C'est à dire que,
pour nous, c'est une expérience...
Oui, ce n'est pas un
vécu non plus... C'est à dire, la vie elle-même, n'est pas un
vécu.
Alors l'existence pure,
n'existe pas, et la vie elle-même n'est pas un vécu.
Donc cette chose-là est
la seule chose au monde à se comporter de cette façon... Enfin on
doit trouver en physique des particules qui ont un comportement
extraordinairement spécifique, qui infirment toutes les autres
lois, et qui contredisent tout, enfin qui marchent à l'envers, qui
ne marchent pas selon les normes.
Eh bien cette chose-là,
c’est à dire nous, moi, ne fonctionnons pas selon les normes.
Alors celui qui me dit :
“ Ça
y est, j'ai compris donc je vais faire ceci, faire cela ”,
je sais tout de suite qu'il n'a pas compris. C'est très évident.
Un type qui a compris…
C'est pour ça que la liberté... Cette chose-là est liberté. En
fait, cette chose-là, c'est moi.
Et qu'est-ce que c'est
que moi ?
La
moins mauvaise définition qu'on puisse donner de moi, c'est :
Moi
=
Liberté
infinie de moi relativant à Moi
Moi
pèse sur moi
Moins
que le poids d’une aile de papillon
(c'est
d'une incommensurable légèreté)
Une deuxième expression
de cette liberté est due à la caractéristique de cette chose, de
ne pas exister, de ne pas compter, donc ça n'implique aucun
sacrifice, en fait, ça détruit la vie mentale.
Mais après ça, je peux
parfaitement m'interdire d'avoir une vie mentale au nom de la vérité
intuitive qui a éclaté, et qui m'a montré la vie mentale comme un
fantasme, comme une illusion. Et bien c'est... c'est déjà trahir,
c'est déjà trahir...
Cette chose n'a aucune
espèce de retombée intellectuelle. Donc en fait, ça ne compte pas
et ça veut dire que ça n'existe pas...
“ La pensée de
cette chose ”,
qui est radicalement différente de cette chose, si précise, si
fidèle soit-elle, si fidèle soit le reflet intellectuel, la pensée
peut influer sur la vie, cette chose elle-même :
non.
Et donc, chaque fois, si
j'ai l'impression que cette chose change ma vie, c'est qu'en fait, je
l'ai trahie, j'ai oublié...
J'en ai déjà
fait...
C'est que j'en ai déjà
fait une chose parmi les choses… Si je veux une autre façon de
l'exprimer, c'est que, cette chose-là, généralement, se représente
comme une chose particulièrement glorieuse parmi les choses de la
vie. Mais ce n'est pas une chose particulièrement glorieuse parmi
les choses de la vie. C'est la vie elle-même...
Seule une chose de la
vie peut influer sur les autres choses de la vie.
Mais la vie elle-même :
non. La vie elle-même est sans influence.
Je peux parler d'une
de mes petites gloires...
Oui, le petit point...
le point qui grossit... ça méritait d'être creusé...
(Coupure :
histoire du petit point)
Les points... j'ai
toujours été fasciné par les points. Mais par la petitesse des
points au fond de laquelle, je trouve ma grandeur... Et puis par tout
ce qui est pulvérulent, par la multitude infinie de ces points.
Par le
poudroiement...
Le poudroiement, c'est
ça.
Et ça définit toute
une catégorie d'instantanéité que je vivais quand j'étais petit.
L'univers devenait du talc... du talc spirituel... C'étaient
des milliards de points vibrants... et j'étais chacun de ces points.
C'est l'image de la
paix, le poudroiement... je le ressens comme ça ...
Je ne sais pas très
bien... Franchement... on devient anonyme... C'est très
curieux… Il y a des paradoxes apparents... C'est au fond de
l'anonymat, ce qui est très différent de “ l'impersonnalité ”,
on mélange les choses, moi, je veux dire les mots justes...
La sensation d'avoir
perdu son nom, d'être anonyme... En fait, presqu'on acquiert une
valeur universelle, on est juste quelqu'un...
Le sentiment de
l'anonymat, dans ce qu'il peut avoir d’extraordinairement porteur,
existentiellement parlant, dans l'anonymat pur, c'est très différent
de cette conception très philosophique, intellectuelle, qui débouche
sur le culte de “ l'impersonnalité ”,
c'est tout à fait autre chose.
Alors c'est vrai que si
on approche les choses un peu hâtivement, on va prendre
anonymat ou “ impersonnel ”,
et on va en faire des synonymes. Mais en fait, si on creuse un peu,
le mot “ impersonnel ”
ne convient pas du tout. Il y a un dogme... c'est très
intellectuel... L'intelligence ne fonctionne pas très bien. Alors
que l'anonymat :
se fondre... on se dissout dans l'anonymat... Et curieusement,
plus on se dissout, plus on existe...
Qu'est-ce qui se dissout
vraiment ?
Au profit de l'existence
pure... et enfin c'est ça qui est très curieux... Au profit du
“ sentiment
intense, intuitif, de notre existence pure ”
et rien n'est plus personnel.
Qu'est-ce qui se
dissout ?
C'est “ notre
identité ”,
c'est “ toute
notre identité ”,
c'est “ notre
carte d'identité ”.
C'est ce que dit
l'Orient...
“ Tous nos
attributs ”
fondent, “ toute
notre identité ”
fond... Mais alors après ça on se dit bon… l'explication
orientale ?
Elle est insuffisante là-dessus...
Enfin ils n'ont pas le
même phénomène, ils ont tendance à considérer a posteriori
intellectuellement, parce que quand on va se mettre à parler et
écrire, on va bien se servir de notre intelligence d'homme, et on
peut plus ou moins bien s'en servir. Alors eux, ils auraient tendance
à conclure de cette bienheureuse dissolution, de cette dissolution
d'identité, que c'est :
“ l'identité
qui est perverse ”.
Moi je ne crois pas du
tout que ce soit “ l'identité ”.
À ce moment-là, si “ l'identité
est perverse ”,
“ je ”
est “ impersonnel ”,
n'est-ce pas ?
Je ne crois pas du tout
que ce soit une bonne description de la chose.
Ce qui est dissout
c'est :
“ l'identité
en tant qu'elle prétendait nous accaparer ”
et nous enfermer en elle-même.
Ce n'est pas “ Steve
Jourdain né le tant ”,
qui est une offense, c'est “ Steve
Jourdain né le tant ”,
en tant que je suis réduit à cette détermination.
Ce n'est pas “ le
fait d'être un homme marchant dans ta rue... ”
ceci est charmant, c'est naturel, c'est en fait... Ça participe de
l'accession à l'être, c'est même un des fondements de l'accession
à l'être. Un sujet qui n'est pas déterminé, n'est pas du tout,
enfin il n'est pas entré dans l'être.
Et alors la deuxième
condition de l'accession à l'être, c'est :
ne pas se laisser enfermer par ses déterminations, être toujours
plus, être irréductible à sa propre détermination, s'agirait-il
de “ ma
propre essence ” ?
Steve ne peut pas être
enfermé dans Steve. Et c'est parce qu'il n'est pas enfermé dans
Steve parce qu'il déborde Steve, que Steve est.