AUPRÈS
DE NISARGADATTA MAHARAJ
"Je suis seul, car je suis
tout"
David Godman, à l’occasion d’un entretien improvisé
avec son amie Jarriet, est conduit – 23 ans après les faits – à faire revivre
les quatre années (1978-1981) où il a régulièrement rendu visite au “Maître
spirituel” Nisargadatta Maharaj, dans la ville de Bombay. Nisargadatta était un
“être de connaissance” (Jñânî, en
sanskrit) tout à fait incandescent. En réalité, son enseignement ne visait
qu’une seule chose essentielle : « Planter ses mots
directement dans la conscience »
de ses visiteurs ou adeptes, et éviter à tout prix de gorger de concepts
l’intellect des “chercheurs de vérité”.
Au
fil de l’entretien, David Godman voit remonter à la surface maints événements
noyés dans l’eau dormante de sa mémoire, sans jamais avoir été effleuré par le
souci d’en tirer la substance d’un livre de souvenirs.
Il
nous introduit dans la petite pièce où Maharaj accueillait des visiteurs venus
du monde entier, au premier étage de sa maison, dans un quartier populeux de
Bombay. Matin et soir avaient des séances de questions-réponses, c’est ce que
Maharaj affectionnait le plus.
Le
récit de David Godman possède tout à la fois la fraîcheur de l’instant vécu et le recul avisé de l’observateur conquis.
Il est témoin fidèle, sans mission d’enquêteur ni réflexe de croyant : une
empathie éclairée.
Nisargadatta
Maharaj semble n’avoir eu qu’une seule et unique préoccupation : faire
disparaître la carapace des identités illusoires, pour que chaque individu
parvienne à sa vraie nature : la conscience qui ne connaît ni limites ni
formes.
© Extrait publié avec l'aimable accord des Éditions Accarias-L'Originel :
Harriet : Dans tout ce que vous avez appris jusqu’ici, Maharaj n’a-t-il jamais publiquement reconnu l’éveil de quelqu’un d’autre ?
David :
Il est possible qu’il y en ait eu d’autres, mais le seul dont
j’ai eu connaissance en dehors de Maurice, car j’en ai été le
témoin direct, était un canadien – du moins je crois qu’il
était canadien – qui se nommait Rudi. J’avais écouté des
enregistrements avant de me rendre pour la première fois chez
Maharaj, et cet homme, Rudi, y figurait en bonne place. Je dois vous
avouer qu’il me semblait littéralement insupportable. Il était
prétentieux, il ergotait, il était agressif ; apparemment
Maharaj l’a flanqué à la porte à plusieurs reprises. Je n’avais
jamais rencontré Rudi ; je ne l’avais connu qu’à travers
les enregistrements que j’avais écoutés.
C’est
alors qu’un jour Maharaj fit une annonce : “Nous avons un
jñânî qui vient
nous rendre visite ce matin. Son nom est Rudi.” Je me mis à rire,
parce que je supposais que Maharaj était en train de s’amuser de
ses prétentions à l’éveil. Maharaj pouvait se montrer tout à
fait cinglant envers des personnes qui proclamaient avoir atteint
l’éveil ; mais qui ne l’avaient pas atteint. Wolter Keers,
un enseignant hollandais de l’advaïta,
était quelqu’un qui rentrait dans cette catégorie . De temps
en temps il se rendait à Bombay pour voir Maharaj, et à chacune de
ses visites, Maharaj lui faisait prendre la porte pour avoir déclaré
qu’il avait atteint l’éveil, alors qu’il n’en était rien.
Lors d’une des visites de Wolter, Maharaj se mit à le sermonner
avant même que Wolter soit complètement entré dans la pièce. Il y
avait un escalier de bois qui conduisait directement dans la pièce
où enseignait Maharaj. À peine la tête de Wolter était-elle
devenue visible au sommet de la dernière marche que Maharaj
suspendait toute autre préoccupation et commençait à lui tomber
dessus.
‘Vous
n’avez pas atteint l’éveil. Comment osez-vous enseigner en
Occident, en affirmant que vous avez atteint l’éveil ?’
Lors
d’une de mes visites, Wolter devait arriver, et Maharaj n’arrêtait
pas de demander quand il allait apparaître.
‘Où
est-il ? Je veux lui tomber dessus encore. Quand va-t-il
arriver ?
Or
pour cette visite spéciale, il me fallut partir avant l’arrivée
de Wolter, aussi ne sais-je pas quelle forme a pris le sermon, mais
j’ai le sentiment que ce fut comme d’habitude particulièrement
chaud.
Bref,
revenons à Rudi. Quand Maharaj annonça qu’un ‘jñânî’
devait arriver, je supposais que Rudi allait subir le même
traitement que Wolter. Cependant, à ma grande stupéfaction, Maharaj
le traita comme un sujet authentique quand il finit par se
manifester.
Après
avoir passé une bonne partie de la matinée à me demander quand
Rudi allait apparaître, Maharaj lui demanda alors pourquoi il avait
pris la peine de venir.
‘Pour
vous présenter mes respects et vous remercier de ce que vous avez
fait pour moi . Je pars pour le Canada, et je suis venu vous
dire au revoir.’
Maharaj
refusa cette explication. ‘Si vous êtes venu dans cette pièce,
c’est qu’il subsiste encore en vous un doute. Si vous étiez
affranchi des doutes, vous n’auriez pas du tout pris la peine de
venir. Jamais je ne rends visite à d’autres Maîtres ou Gurus, car
je n’ai plus de doutes sur qui je suis. Je n’ai aucun besoin
d’aller quelque part. Beaucoup de personnes viennent me voir et
disent : “Vous devez aller voir tel ou tel Maître, ils sont
merveilleux.” Mais je n’y vais jamais, parce que je n’ai besoin
de rien de personne. Vous devez vouloir quelque chose que vous n’avez
pas obtenu, ou être la proie d’un doute, pour venir ici. Pourquoi
êtes-vous venu ?’
Rudi
réitéra sa version initiale, et garda le silence. Je le regardais,
et j’avais l’impression de voir un homme plongé dans un état
intérieur d’extase ou de félicité si prégnant que cela était
difficile de seulement parler. Je n’étais toujours pas certain que
Maharaj acceptait ses justifications, mais à ce moment-là, la femme
qui accompagnait Rudi posa à Maharaj une question.
Maharaj
répondit, ‘Interrogez plus tard votre ami. C’est un jñânî.
Il vous donnera des réponses correctes. Ce matin, gardez le silence.
Je veux lui parler.’
Ce
fut à ce moment-là que je pris conscience que Maharaj avait
réellement accepté que cet homme ait atteint sa vraie nature. Rudi
alors sollicita Maharaj pour qu’il le conseille sur ce qu’il
devrait faire, une fois rentré au Canada. Je pensais que c’était
une question parfaitement judicieuse que pouvait poser un disciple à
son Guru en une telle circonstance, mais Maharaj ne sembla pas
l’entendre de cette oreille.
‘Comment
pouvez-vous poser une question pareille si vous êtes dans l’état
d’éveil à votre vraie nature ? Ne savez-vous pas que vous
n’avez aucun choix pour ce que vous faites ou ne faites pas ?’
Rudi
demeurait silencieux. J’avais le sentiment que Maharaj cherchait à
l’entraîner dans une dispute ou du moins dans un débat, et que
Rudi se refusait à relever le gant.
À
un moment donné, Maharaj lui demanda, ‘Avez-vous assisté à votre
propre mort ? ’, et Rudi répondit ‘Non.’
Maharaj,
ensuite, se lança dans un petit exposé sur la nécessité d’être
le témoin de sa propre mort pour qu’il y ait pleine réalisation
de sa vraie nature. Il ajouta que c’était ce qui lui était arrivé
après avoir perçu qu’il avait pleinement atteint sa vraie nature,
et ce n’est qu’après cette expérience de la mort qu’il avait
compris que ce processus était nécessaire pour la libération
ultime. J’espère que quelqu’un a enregistré ce dialogue, parce
que je suis tributaire d’une mémoire vieille de vingt cinq ans.
Cela me paraît être une partie capitale de l’expérience et des
enseignements de Maharaj, mais je ne l’ai jamais entendu évoquer
cela en aucune autre circonstance. Pas plus que je ne l’ai retrouvé
dans aucun de ses livres.
Maharaj
continua à harceler Rudi sur la nécessité d’être le témoin de
sa mort, mais Rudi resta silencieux, se contentant de sourire
béatement. Il refusait de se défendre, et il refusait la
provocation. Quoi qu’il en soit, je ne crois pas qu’il était en
condition de soutenir un débat. L’état dans lequel il se
trouvait, quel qu’il fût, semblait requérir toute son attention.
J’avais le sentiment qu’émettre même de brèves réponses
était une tâche pénible.
Finalement
Rudi formula une question et dit, ‘Pourquoi devenez-vous aussi
exalté pour quelque chose qui n’existe pas ?’ je supposais
qu’il voulait dire que la mort était irréelle, et qu’en tant
que telle, ne méritait pas une dispute.
Maharaj
se mit à rire, accepta la réponse, et cessa de le harceler.
‘Avez-vous
jamais eu un Maître comme moi ?’, s’enquit Maharaj avec un
sourire.
‘Non,’
répliqua Rudi, ‘et avez-vous jamais eu un disciple comme moi ?’
Tous
deux se mirent à rire, et le dialogue toucha à sa fin. J’ignore
ce qu’il advint de Rudi. Il partit et et je n’appris rien de plus
à son sujet. Comme on dit à la fin d’un conte de fées, il vécut
probablement heureux pour toujours.