lundi 22 février 2016

• Avez-vous assisté à votre propre mort ? - David Godman

AUPRÈS DE NISARGADATTA MAHARAJ

"Je suis seul, car je suis tout" 
David Godman, à l’occasion d’un entretien improvisé avec son amie Jarriet, est conduit – 23 ans après les faits – à faire revivre les quatre années (1978-1981) où il a régulièrement rendu visite au “Maître spirituel” Nisargadatta Maharaj, dans la ville de Bombay. Nisargadatta était un “être de connaissance” (Jñânî, en sanskrit) tout à fait incandescent. En réalité, son enseignement ne visait qu’une seule chose essentielle : « Planter ses mots directement dans la conscience » de ses visiteurs ou adeptes, et éviter à tout prix de gorger de concepts l’intellect des “chercheurs de vérité”.
         Au fil de l’entretien, David Godman voit remonter à la surface maints événements noyés dans l’eau dormante de sa mémoire, sans jamais avoir été effleuré par le souci d’en tirer la substance d’un livre de souvenirs.
         Il nous introduit dans la petite pièce où Maharaj accueillait des visiteurs venus du monde entier, au premier étage de sa maison, dans un quartier populeux de Bombay. Matin et soir avaient des séances de questions-réponses, c’est ce que Maharaj affectionnait le plus.
         Le récit de David Godman possède tout à la fois la fraîcheur  de  l’instant vécu et le recul avisé de l’observateur conquis. Il est témoin fidèle, sans mission d’enquêteur ni réflexe de croyant : une empathie éclairée.
         Nisargadatta Maharaj semble n’avoir eu qu’une seule et unique préoccupation : faire disparaître la carapace des identités illusoires, pour que chaque individu parvienne à sa vraie nature : la conscience qui ne connaît ni limites ni formes. 

© Extrait publié avec l'aimable accord des Éditions Accarias-L'Originel :

Harriet : Dans tout ce que vous avez appris jusqu’ici, Maharaj n’a-t-il jamais publiquement reconnu l’éveil de quelqu’un d’autre ?

David : Il est possible qu’il y en ait eu d’autres, mais le seul dont j’ai eu connaissance en dehors de Maurice, car j’en ai été le témoin direct, était un canadien – du moins je crois qu’il était canadien – qui se nommait Rudi. J’avais écouté des enregistrements avant de me rendre pour la première fois chez Maharaj, et cet homme, Rudi, y figurait en bonne place. Je dois vous avouer qu’il me semblait littéralement insupportable. Il était prétentieux, il ergotait, il était agressif ; apparemment Maharaj l’a flanqué à la porte à plusieurs reprises. Je n’avais jamais rencontré Rudi ; je ne l’avais connu qu’à travers les enregistrements que j’avais écoutés.
C’est alors qu’un jour Maharaj fit une annonce : “Nous avons un jñânî qui vient nous rendre visite ce matin. Son nom est Rudi.” Je me mis à rire, parce que je supposais que Maharaj était en train de s’amuser de ses prétentions à l’éveil. Maharaj pouvait se montrer tout à fait cinglant envers des personnes qui proclamaient avoir atteint l’éveil ; mais qui ne l’avaient pas atteint. Wolter Keers, un enseignant hollandais de l’advaïta, était quelqu’un qui rentrait dans cette catégorie . De temps en temps il se rendait à Bombay pour voir Maharaj, et à chacune de ses visites, Maharaj lui faisait prendre la porte pour avoir déclaré qu’il avait atteint l’éveil, alors qu’il n’en était rien. Lors d’une des visites de Wolter, Maharaj se mit à le sermonner avant même que Wolter soit complètement entré dans la pièce. Il y avait un escalier de bois qui conduisait directement dans la pièce où enseignait Maharaj. À peine la tête de Wolter était-elle devenue visible au sommet de la dernière marche que Maharaj suspendait toute autre préoccupation et commençait à lui tomber dessus.
‘Vous n’avez pas atteint l’éveil. Comment osez-vous enseigner en Occident, en affirmant que vous avez atteint l’éveil ?’
Lors d’une de mes visites, Wolter devait arriver, et Maharaj n’arrêtait pas de demander quand il allait apparaître.
‘Où est-il ? Je veux lui tomber dessus encore. Quand va-t-il arriver ?
Or pour cette visite spéciale, il me fallut partir avant l’arrivée de Wolter, aussi ne sais-je pas quelle forme a pris le sermon, mais j’ai le sentiment que ce fut comme d’habitude particulièrement chaud.
Bref, revenons à Rudi. Quand Maharaj annonça qu’un ‘jñânî’ devait arriver, je supposais que Rudi allait subir le même traitement que Wolter. Cependant, à ma grande stupéfaction, Maharaj le traita comme un sujet authentique quand il finit par se manifester.
Après avoir passé une bonne partie de la matinée à me demander quand Rudi allait apparaître, Maharaj lui demanda alors pourquoi il avait pris la peine de venir.
‘Pour vous présenter mes respects et vous remercier de ce que vous avez fait pour moi . Je pars pour le Canada, et je suis venu vous dire au revoir.’
Maharaj refusa cette explication. ‘Si vous êtes venu dans cette pièce, c’est qu’il subsiste encore en vous un doute. Si vous étiez affranchi des doutes, vous n’auriez pas du tout pris la peine de venir. Jamais je ne rends visite à d’autres Maîtres ou Gurus, car je n’ai plus de doutes sur qui je suis. Je n’ai aucun besoin d’aller quelque part. Beaucoup de personnes viennent me voir et disent : “Vous devez aller voir tel ou tel Maître, ils sont merveilleux.” Mais je n’y vais jamais, parce que je n’ai besoin de rien de personne. Vous devez vouloir quelque chose que vous n’avez pas obtenu, ou être la proie d’un doute, pour venir ici. Pourquoi êtes-vous venu ?’
Rudi réitéra sa version initiale, et garda le silence. Je le regardais, et j’avais l’impression de voir un homme plongé dans un état intérieur d’extase ou de félicité si prégnant que cela était difficile de seulement parler. Je n’étais toujours pas certain que Maharaj acceptait ses justifications, mais à ce moment-là, la femme qui accompagnait Rudi posa à Maharaj une question.
Maharaj répondit, ‘Interrogez plus tard votre ami. C’est un jñânî. Il vous donnera des réponses correctes. Ce matin, gardez le silence. Je veux lui parler.’
Ce fut à ce moment-là que je pris conscience que Maharaj avait réellement accepté que cet homme ait atteint sa vraie nature. Rudi alors sollicita Maharaj pour qu’il le conseille sur ce qu’il devrait faire, une fois rentré au Canada. Je pensais que c’était une question parfaitement judicieuse que pouvait poser un disciple à son Guru en une telle circonstance, mais Maharaj ne sembla pas l’entendre de cette oreille.
‘Comment pouvez-vous poser une question pareille si vous êtes dans l’état d’éveil à votre vraie nature ? Ne savez-vous pas que vous n’avez aucun choix pour ce que vous faites ou ne faites pas ?’
Rudi demeurait silencieux. J’avais le sentiment que Maharaj cherchait à l’entraîner dans une dispute ou du moins dans un débat, et que Rudi se refusait à relever le gant.
À un moment donné, Maharaj lui demanda, ‘Avez-vous assisté à votre propre mort ? ’, et Rudi répondit ‘Non.’
Maharaj, ensuite, se lança dans un petit exposé sur la nécessité d’être le témoin de sa propre mort pour qu’il y ait pleine réalisation de sa vraie nature. Il ajouta que c’était ce qui lui était arrivé après avoir perçu qu’il avait pleinement atteint sa vraie nature, et ce n’est qu’après cette expérience de la mort qu’il avait compris que ce processus était nécessaire pour la libération ultime. J’espère que quelqu’un a enregistré ce dialogue, parce que je suis tributaire d’une mémoire vieille de vingt cinq ans. Cela me paraît être une partie capitale de l’expérience et des enseignements de Maharaj, mais je ne l’ai jamais entendu évoquer cela en aucune autre circonstance. Pas plus que je ne l’ai retrouvé dans aucun de ses livres.
Maharaj continua à harceler Rudi sur la nécessité d’être le témoin de sa mort, mais Rudi resta silencieux, se contentant de sourire béatement. Il refusait de se défendre, et il refusait la provocation. Quoi qu’il en soit, je ne crois pas qu’il était en condition de soutenir un débat. L’état dans lequel il se trouvait, quel qu’il fût, semblait requérir toute son attention. J’avais le sentiment qu’émettre même de brèves réponses était une tâche pénible.
Finalement Rudi formula une question et dit, ‘Pourquoi devenez-vous aussi exalté pour quelque chose qui n’existe pas ?’ je supposais qu’il voulait dire que la mort était irréelle, et qu’en tant que telle, ne méritait pas une dispute.
Maharaj se mit à rire, accepta la réponse, et cessa de le harceler.
‘Avez-vous jamais eu un Maître comme moi ?’, s’enquit Maharaj avec un sourire.
‘Non,’ répliqua Rudi, ‘et avez-vous jamais eu un disciple comme moi ?’
Tous deux se mirent à rire, et le dialogue toucha à sa fin. J’ignore ce qu’il advint de Rudi. Il partit et et je n’appris rien de plus à son sujet. Comme on dit à la fin d’un conte de fées, il vécut probablement heureux pour toujours.