mercredi 14 octobre 2009

• La sagesse sans contenu - Peter Fenner

Peter Fenner

Entretien avec Liliane de Toledo

Liliane de Toledo : Pouvez-me dire ce qu’est, selon vous, un enseignant spirituel ?

Peter Fenner : En fin de compte, je pense que c’est une personne capable de transmettre à d’autres l’expérience spirituelle dans toute sa plénitude, d’introduire à la non dualité, de donner un avant-goût de ce qu’est la fin du chemin. Ce qui est appelé le « buddha mind » – qui est le mode d’être du Bouddha et d’autres grands sages que l’on nomme également éveil, libération, pure conscience ou état naturel, entre autres. Un enseignant spirituel doit proposer un ensemble de principes, pratiques et perspectives afin de permettre à ses élèves de l’intégrer dans leur vie pour qu’ils puissent retrouver cette expérience indépendamment de la présence du maître. Il doit pouvoir la communiquer directement d’esprit à esprit, ou avec l’aide de certaines techniques, mais aussi créer les conditions individuelles et collectives pour développer la capacité des étudiants à incarner ce qu’on appelle la réalisation spirituelle.


L. de T. : Quelles sont les conditions pour ouvrir l’accès à cette expérience ? Faut-il être soi-même profondément enraciné dans cette qualité d’être ?

Peter : Pour être un agent de transmission de la sagesse non duelle, vous devez être installé dans cette sagesse. Il est important de préciser que ce n’est pas quelque chose que l’on fait. Transmettre la sagesse non duelle n’a rien à voir avec l’identification à un rôle, cela impliquerait encore une structure de dualité avec un sujet et un objet : moi et l’autre à qui je transmets un enseignement. Cela se passe beaucoup plus naturellement et organiquement : vous êtes dans cet état et vous découvrez que, oui, vous avez une certaine capacité à le partager avec d’autres. En fait, il s’agit de réaliser directement et pour soi-même que dans l’instant présent, il est possible d’éprouver une plénitude totale, simplement en laissant toute chose être exactement comme elle est ! Dans l’ici et maintenant, il n’y a rien à changer, ni dans notre esprit, ni dans notre corps, ni dans nos conditions de vie, tout est parfait ! C’est ça la liberté : être libre de tous désirs y compris de celui d’être libre !

Si vous êtes profondément enraciné dans cet état et que vous maîtrisez ce que, dans le bouddhisme, on nomme les techniques habiles, alors, par le silence, la parole ou avec des méthodes plus énergiques, il est possible d’amener quelqu’un – même une personne très contractée et identifiée à son histoire personnelle et ses systèmes de croyances – à sortir de ses conditionnements pour entrer dans l’état non conditionné.
Avec certaines personnes qui sont déjà dans un état non réactif, cela ne nécessite parfois qu’un ajustement subtil.


L. de T. : L’expérience dont vous parlez est au coeur des grandes traditions orientales ?

Peter : Nous parlons d’une expérience qui a été cultivée, approfondie et transmise depuis plus de 3000 ans surtout dans les cultures asiatiques. C’est le « buddha mind », l’esprit de Bouddha ou l’état de pureté originelle qui se trouve au-delà des identifications à l’ego.
Comme c’est une expérience d’un vécu sans contenu et sans structure, nous ne pouvons l’évaluer ou la mesurer ! Sa valeur est infinie parce qu’elle nous met dans un authentique état de contentement. Il n’y a rien à faire, nulle part où aller, rien à ajouter ou soustraire.
Pour un être humain, il n’y a pas d’évolution au-delà de cet état, il est seulement possible de réaliser cet état, de s’y installer parce que c’est le fondement de notre être.


L. de T. : Quelle est, selon vous, la contribution que ces traditions peuvent nous apporter au XXI e siècle ?

Peter : Dans une époque où la résolution des conflits est vitale pour la survie de l’humanité, je pense que c’est un potentiel qui doit absolument être cultivé. Parce que dans cette dimension, nous ne sommes pas identifié avec un système de croyance ou de valeurs, nous n’avons rien à défendre. Il ne peut pas y avoir de frontière entre l’intérieur et l’extérieur. Il n’y a pas de soi séparé de l’univers. De ce fait, il est impossible d’être en opposition avec quoi que ce soit. L’accès à cet espace est donc très précieux pour travailler ensemble à la résolution des grands défis auxquels notre monde est confronté. C’est un état dynamique où, n’ayant besoin de rien pour soi-même, on est alors totalement disponible pour répondre à une situation donnée de manière créative, en tant qu’instrument de la force d’évolution. Je pense que la sagesse, l’amour et la disponibilité libérés par l’expérience de la non dualité est le plus précieux joyau que l’Orient peut offrir à nos contemporains.

Ce n’est que récemment que ces enseignements millénaires de réalisation de notre nature ultime ont pénétré l’Occident. Il y a encore cinquante ans, très peu d’Occidentaux savaient ce qu’était le bouddhisme. Quant aux approches non duelles, elles n’étaient pas sorties des monastères ou des cercles d’initiation très ésotériques. Les premiers maîtres zen sont venus dans les années cinquante et le processus s’est accéléré avec l’arrivée de grands lamas tibétains, suite à l’invasion de leur pays par les troupes chinoises. L’intégration de cette puissante tradition a été très rapide et l’accès à ces enseignements est devenu beaucoup plus facile. En Occident et surtout aux Etats-Unis, où l’échange est direct et honnête, il y a une volonté d’innover et d’adapter qui permet de revitaliser des traditions qui pourraient se scléroser dans des fonctionnements ritualisés. Actuellement, nous vivons une phase de transition passionnante qui nous permet de retourner aux racines, à l’essence, pour nous concentrer sur ce qui nourrit vraiment le travail de transformation.

Je me sens très privilégié de faire partie de ces Occidentaux qui contribuent à garder cette pure sagesse vivante et à la transmettre d’une manière abordable pour le monde occidental.


L. de T. : Le philosophe Ken Wilber fait une distinction entre état et étape, le premier étant une entrée temporaire et le second une installation permanente, qu’en pensez-vous ?

Peter : Dans la tradition zen, il est dit que le satori, cette première ouverture, est le début du parcours, un aperçu qui vous révèle de quoi il s’agit. Ensuite le chemin, ce sont les années, les décennies, peut-être les vies, de pratique nécessaire pour intégrer et approfondir cette expérience de sorte que, même dans des situations très difficiles ou des environnements toxiques, il nous devienne possible de rester dans cet état d’ouverture, de clarté et d’équanimité.


L. de T. : Il y a donc une introduction directe et un travail pour apprendre à s’installer dans cette réalisation ?

Peter : Oui. Cependant l’accent est à mettre sur l’expérience de la non dualité qui est très spéciale. Elle est aussi appelée la médecine absolue, ou guérison ultime, car, alors, notre flux d’existence sort du cycle de conditionnement habituel : nous ne sommes plus en train de chercher le plaisir et d’éviter la souffrance. La plupart d’entre nous ne connaissent que l’esprit conditionné qui pense, éprouve de la confusion, a des préférences et ressent peurs et désirs.

Plus nous faisons l’expérience de cet état inconditionné et plus il va diffuser dans les différentes strates de notre personnalité et de notre existence. Et peu à peu nous développons une plus grande aptitude à l’habiter et à le prolonger même dans nos activités quotidiennes.


L. de T. : C’est ce que vous faites dans votre enseignement ?

Peter : Exactement, je démarre à ce qui est parfois appelé le niveau du résultat. Nous commençons à la fin du chemin. S’il est possible de faire un saut dans cet état d’être et de pure conscience, c’est formidable. Parce que cela nous rend plus familier avec l’ultime potentiel de l’être humain. Très rapidement, je donne aux étudiants une entrée dans ce « buddha mind » en utilisant des méthodes issues de différentes traditions non duelles. Nous entraînons notre capacité à reconnaître les mécanismes qui en ouvrent et ferment l’accès. En identifiant les schémas de comportements limitatifs – ce que j’appelle les fixations –, en les mettant en lumière, celles-ci peuvent se dissoudre ou du moins perdre leur solidité apparente. Il devient alors possible de voir à travers. Nous pouvons aussi explorer la nature de l’esprit libre, grâce à la pratique de dialogues contemplatifs qui sont comme des koans naturels, dans le sens qu’ils amènent le mental à se heurter à sa limite et éventuellement à la transcender. Cela ouvre l’accès à la sagesse non conceptuelle qui se révèle dès que la conscience se libère de tous les conditionnements.

Les étudiants ont également l’opportunité de travailler au niveau conditionné, dans le contexte de leur vie quotidienne, d’une manière très pratique. Notamment en devenant plus conscients de leurs réactions d’attraction et de rejet, de leur attachement à la souffrance ou de leurs projections. L’installation d’une pratique méditative régulière est un aspect important. L’acquisition de certaines techniques de communication et d’écoute est également abordée. De même que l’éventuelle nécéssité de restructurer sa vie de sorte à créer des conditions plus favorables facilitant l’accès à cet état de conscience non conditionnée.


L. de T. : Faites-vous partie d’un lignage traditionnel ?

Peter : Oui je considère que ce que je transmets fait partie de la Prajnaparamita. C’est le lignage qui précède les différentes traditions de non dualité qui se sont développées dans le bouddhisme, notamment le zen, le dzogchen, le madhyamika (aussi appelé voie du milieu) ou les approches hindouistes de non-dualité telles que l’advaita vedanta. Il s’agit de l’impulsion originelle qui s’est ensuite différenciée en plusieurs approches qui ont évolué dans des pays comme l’Inde, la Chine, le Tibet ou le Japon. J’ai reçu des formations dans toutes ces écoles et cela m’a amené à m’intéresser à leur origine commune. Je suis donc remonté à la source : la transmission de ce qui est appelé la sagesse sans contenu. La sagesse qui n’est pas une sagesse, l’enseignement qui n’est pas un enseignement ! La Prajnaparamita a été présentée, à l’origine, comme une magnifique vision d’éveil cosmique. Les textes évoquent une réalisation ultime plutôt qu’une pratique. Ayant étudié et pratiqué ces approches pour sélectionner celles qui sont efficaces et qui produisent des résultats – celles qui m’introduisent dans la conscience de Bouddha et qui me permettent de l’approfondir –, je me suis dit qu’elles pouvaient aussi être intéressantes pour d’autres Occidentaux ! C’est ce que j’utilise dans mon enseignement dont le dernier développement est Radiant Mind.


L. de T. : Qu’est-ce qui caractérise Radiant Mind ?

Peter : Radiant Mind n’est pas un cours théorique. C’est une pratique de « l’ici et maintenant » visant à produire une transformation du niveau de conscience, individuel et collectif, à travers, notamment, des interactions qui paralysent le mental. Cela permet d’accéder au silence profond et à la présence sereine. Contrairement à beaucoup de démarches spirituelles orientales, qui étaient avant tout des démarches solitaires (même si elles prenaient place dans des monastères), en Occident, les enseignements de non-dualité sont souvent transmis avec une emphase sur la dimension collective. Par exemple, les étudiants qui participent à Radiant Mind se réunissent régulièrement, en direct ou à travers des conférences téléphoniques. Dès qu’ils se retrouvent, l’élévation du niveau de conscience du groupe prend place. C’est un levier de transformation puissant !

Dans l’un de ses discours, le grand maître zen vietnamien Thich Nhat Hanh a dit que le prochain Bouddha sera celui de l’Amour et qu’il pourrait se manifester sous la forme d’une communauté qui montrera le chemin de l’amour et de la compassion.


L. de T. : Comment êtes-vous devenu un enseignant de sagesse non duelle ?

Peter : En Australie comme aux Etats Unis, la guerre du Vietnam a été le déclencheur d’un violent courant anti-establishment. Le mouvement hippie et les drogues ont ouvert de nouveaux horizons et des expériences de conscience élargie. Dans cette période de remise en question, j’ai découvert la méditation par un livre de Karlfried Graf Dürckheim et je me suis ensuite connecté avec le bouddhisme theravada. J’avais vingt-trois ans et j’étudiais la philosophie occidentale que je trouvais décevante. C’est finalement dans la philosophie orientale que j’ai trouvé ce que je cherchais : un système intégré d’éthique, d’esthétique et de métaphysique dans lequel la théorie et la pratique n’étaient pas dissociées. Il n’y a pas de pratique dans la philosophie occidentale, pas d’expérience directe de la réalité ultime, c’est un exercice essentiellement intellectuel.

En 1974, j’ai rencontré mon maître principal, Lama Thubten Yeshe. C’était un être hors du commun : inspirant, débordant d’énergie, spontané, joyeux, confiant et sage ! Je me suis dit que l’éveil, ça devait être cela ! Et comme j’avais besoin d’un guide, je lui ai demandé d’être mon guru, ce qu’il a accepté. Je n’avais aucune idée de la nature de l’engagement que j’avais contracté : implicitement j’avais remis mon existence dans ses mains. En quelques minutes d’entretien, il m’a tracé un programme pour les vingt années suivantes. Je suis sorti de cette rencontre en état de choc ! Il m’a demandé de devenir professeur pour enseigner le dharma bouddhiste à l’université. Et c’est ce que j’ai fait, même si au début je me suis dit que c’était mission impossible. Mais on ne négocie pas les instructions du guru, on les réalise !

Pendant onze ans, je me suis concentré sur une pratique très traditionnelle et je suis devenu moine bien que marié et père de deux enfants. J’enseignais dans des communautés bouddhistes et à l’université. Un grand changement est survenu lorsque mon maître est décédé. C’est lui qui m’avait ordonné moine et m’avait guidé dans ma pratique. J’avais un guide parfait et soudain j’ai tout perdu ! J’étais dévasté, totalement vulnérable et c’est alors que ma vie a pris une autre tournure. J’ai ressenti le besoin d’écouter la sagesse issue de ma profondeur plutôt que de continuer à me référer à ce que d’éminents lamas avaient dit. Par exemple, je ne pouvais plus parler de la vacuité – qui était mon sujet d’expertise – de manière théorique.
Quelque chose se réveillait en moi qui voulait s’exprimer directement, c’était comme si la vacuité voulait parler d’elle-même ! J’ai renoncé à mes vœux de moine environ dix-huit mois après le décès de Lama Yeshe et j’ai quitté le cadre traditionnel.

Du côté de l’université, j’avais passé mon doctorat et j’enseignais la philosophie orientale. C’est ce que j’ai fait pendant trente ans avant de comprendre qu’il est impossible de transmettre le dharma – qui est avant tout une voie de transformation et d’évolution – dans ce type d’institution. Mon mandat n’était pas de transformer les étudiants mais de les instruire ! C’est finalement pour suivre les instructions de mon guru que j’ai développé mon approche hors des milieux académiques. Aujourd’hui, je fais exactement ce que Lama Yeshe m’a demandé : je transmets le dharma bouddhiste à des Occidentaux !


L. de T. : Vous n’avez donc plus d’autorité terrestre à laquelle vous référer ?

Peter : C’est l’un des plus gros défis, de ne plus avoir quelqu’un qui peut me guider et me conseiller. Mon guide maintenant consiste à être tout à fait intègre et sans compromis avec la qualité de ma réalisation. Mes étudiants sont maintenant devenus mon guru parce que, tous ensemble, ils possèdent, au cumul, le même niveau de sagesse que mon défunt maître. J’ai actuellement environ 200 étudiants avec qui j’entretiens des relations régulières ; certains ont beaucoup de maturité et ils m’obligent à être toujours plus cohérent et transparent. Maintenant je continue à progresser à travers ce que je leur enseigne. Nous évoluons ensemble.


L. de T. : Vous êtes un passeur entre l’Orient et l’Occident?

Peter : Quand je regarde en arrière, il me semble que ma vie est tissée de ces réconciliations apparemment impossibles ! Je suis un Occidental, issu d’une famille protestante matérialiste, qui a étudié différentes traditions de sagesse orientale en respectant les formes consacrées par les siècles. J’ai été moine tout en vivant dans un cadre laïque pour assurer mes responsabilités familiales. J’ai enseigné la théorie du bouddhisme dans des environnements académiques et, parallèlement, j’ai développé une pratique directe, non mentale, à laquelle j’invite dans mes séminaires ou dans la formation Radiant Mind. Moi-même, j’ai été profondément impliqué dans une relation guru disciple tout à fait classique et, cependant, avec mes propres étudiants, j’ai un rapport au sein duquel nous sommes davantage des compagnons de route, même si je maîtrise mieux qu’eux l’accès à cet esprit libre de conditionnement. Je crois que c’est mon dharma de créer des passerelles, de relier les opposés et de les faire se rencontrer !

Entretien de Peter Fenner avec Liliane de Toledo, janvier 2007
Site de Peter Fenner

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Peut-être faudrait-il changer aussi le lien inopérant dans votre rubrique "SITES, BLOGS ET LIENS NON-DUELS" ?

En tout cas merci pour la bonne intuition de présenter Peter. Il offre une ramarquable ouverture sur l'inconditionné. A yraiment conseiller...