Ce traité est attribué à Śaṅkara (VIIIe siècle après J.C.), un des plus importants philosophes de l’Inde. Śaṅkara est le véritable fondateur de l’advaita vedānta, doctrine non-dualiste, qui est une relecture du corpus des Upaniṣad indiennes dans une perspective moniste. L’advaita vedānta affirme qu’il n’y a aucune dualité entre l’âme individuelle et l’Absolu (Brahman), que nous sommes tous, ici et maintenant, Brahman.
Ce texte, relativement court puisque il ne comporte que 144 ślokas, est particulièrement intéressant. D’abord il cherche à répondre à la question « Qui suis-je ? » Ko’ham rendue célèbre au XXe siècle par Ramana Maharshi qui fait de cette question la route directe vers l’éveil. Śaṅkara établit ici par un raisonnement clair que nous ne sommes pas le corps, multiple et changeant, mais l’Absolu, Être-Conscience-Béatitude. En ce sens, ce traité est une introduction à l’advaita vedānta.
Mais le texte se livre aussi à une critique du haṭha-yoga en réinterprétant le yoga dans une perspective non-duelle. Cette relecture réjouissante du yoga sera intéressante pour tout pratiquant en rappelant le but ultime du yoga, l’identité avec l’Absolu. Śaṅkara appelle cette voie conduisant à l’expérience directe : le yoga royal.
Extrait de l'ouvrage
Le Soi n'est pas le corps
17
ātmā viniṣkalo hy eko deho bahubhir āvṛtaḥ /
tayor aikyaṃ prapaśyanti kiṃ ajñānaṃ ataḥ param //
Le Soi, en effet, est sans partie, unique ; le corps est composé de nombreuses (parties).
Les gens identifient (à tort) les deux. Peut-il y avoir une plus grande ignorance ?
Commentaire :
L'erreur consiste donc à confondre le Soi et le corps. Pourtant le Soi est simple, sans partie, tandis que le corps est multiple, composé de nombreuses parties : les os, le sang, les veines, les organes etc...Confondre le Soi et le corps est une erreur complète.
18
ātmā niyāmakaścāntar deho bāhyo niyamyakaḥ /
tayor aikyaṃ prapaśyanti kiṃ ajñānaṃ atah param //
Le Soi est le contrôleur à l'intérieur, et le corps est à l'extérieur ce qui doit être contrôlé.
Les gens identifient les deux. Peut-il y avoir une plus grande ignorance ?
Commentaire :
Platon utilise la même argumentation dans l'Alcibiade. Le corps, écrit-il, est un outil que l'homme utilise ; l'homme, par conséquent, n'est pas le corps. Le corps est contrôlé, l'homme est celui qui le contrôle.
À noter que la distinction intérieur/extérieur est provisoire et devra être dépassée car le Soi n'est pas à l'intérieur du corps ; il est partout, omniprésent sarvagatah.
Niyāmakah vient de la racine yam- exercer un contrôle sur. Yatendriya : le maitre des sens.
19
ātmā jñānamayaḥ puṇyo deho māṃsamayo'śuciḥ /
tayor aikyaṃ prapaśyanti kiṃ ajñānaṃ ataḥ param //
Le Soi, fait de connaissance, est pur ; le corps, fait de chair, est impur.
Les gens identifient les deux. Peut-il y avoir une plus grande ignorance ?
Commentaire :
Puṇyah / aśucih est un couple difficile à traduire ici. Śucih signifie « brillant » d'une racine śuc- qui veut dire « brûler, briller, luire ». Donc aśucih pourrait être rendu par « opaque ». Puṇyah signifie « heureux, bon, beau, juste, pur, saint ».
Le corps est composé de chair en effet ; il est sans conscience, et possède les qualités des objets. Le Soi est pure conscience ; il est ce qui connaît en nous. Ainsi identifier le Soi et le corps revient à identifier la conscience avec un morceau de viande ! Erreur stupide et grossière.
20
ātmā prakāśakaḥ svaccho dehas tāmasa ucyate /
tayor aikyaṃ prapaśyanti kiṃ ajñānaṃ atah param //
Le Soi est illuminateur et transparent ; le corps est opaque.
Les gens identifient les deux. Peut-il y avoir une plus grande ignorance ?
Commentaire :
Si le corps est « opaque » parce que composé d'os, de sang, de chairs etc., le Soi est, lui, transparent, sans couleur, sans forme. Prakāśakaḥ signifie en effet « ce qui apporte la lumière, ce qui fait apparaître ». Il s'agit ici de la lumière de la conscience sans laquelle rien n'apparaît et rien n'est connu.
21
ātmā nityo hi sadrūpo deho'nityo hyasanmayaḥ /
tayor aikyaṃ prapaśyanti kiṃ ajñānaṃ atah param //
Le Soi est en effet éternel et a pour nature l'Être. Le corps est éphémère et est fait de non-être.
Les gens identifient les deux. Peut-il y avoir une plus grande ignorance ?
Commentaire :
La discrimination vedāntique consiste essentiellement à distinguer ce qui est éternel de ce qui est éphémère. Le réel est identifié à l'Être éternel ; l'irréel à ce qui change. Śaṅkara est ici proche de Platon pour qui l'Être réel a pour attribut essentiel l'éternité.
Nous voyons bien que le corps ne cesse de changer ; il grandit, il vieillit puis meurt et se décompose. A chaque instant, les cellules de notre corps naissent et meurent elles aussi. L'apparente permanence du corps est une illusion.
Mais ne faisons-nous pas l'expérience en nous d'une réalité qui reste toujours identique à elle-même ? Ne sentons nous pas que Celui qui est conscient aujourd'hui était déjà conscient quand le corps avait 5 ans, 10 ans, 20 ans ? Ne sentons nous pas une permanence au cœur de nous-mêmes ?
Cette permanence, c'est celle du Soi-Conscience, du Témoin immuable.
22
ātmanas tat prakāśatvaṃ yat padārthāvabhāsanam /
nāgnyādidīptivad dīptir bhavaty āndhyaṃ yato niśi //
C'est la lumière du Soi qui fait apparaître les objets ;
la lumière (du soi) n'est pas comme la lumière du feu etc. puisqu'il y a obscurité la nuit.
Commentaire :
La lumière du Soi ne ressemble à aucune autre lumière. Les autres lumières comme celle d'une lampe, du feu sont intermittentes. Elles s'éteignent parfois laissant place à l'obscurité. Même la lumière du soleil cède la place à la nuit. Mais la lumière du Soi est omniprésente et éternelle. Elle n'a ni début ni fin.
Ce qui signifie que la conscience qui révèle les objets ne s'interrompt jamais. Elle se tient au-delà du cycle de la veille, de l'état de rêve et du sommeil profond. Même dans le sommeil profond, la conscience est là mais du fait que le monde a disparu, elle n'éclaire plus d'objets.
23
deho'ham ity ayaṃ mūḍho dhṛtvā tiṣṭhatyaho janaḥ /
mamāyaṃ ity api jñātvā ghaṭadraṣṭeva sarvadā //
Après avoir soutenu la pensée : « Je suis le corps », la personne stupide en reste là hélas !,
et même après avoir compris : « ce corps est à moi », elle est comme le spectateur du pot constamment.
Commentaire :
Nous nous identifions au corps ; nous nous prenons pour lui. Quelle erreur stupide pourtant ! Le corps n'est pas ce que je suis ; il est ce que j'ai, il m'appartient. Śaṅkara prend l'exemple d'un pot : le pot est à moi, il n'est pas ce que je suis ; il est ce que je vois. De même pour le corps.
Extrait publié avec l'accord des Éditions Almora (un grand merci à José Le Roy).