vendredi 2 avril 2010

• Les entretiens du Petit Mas avec Nicole Montineri


L’ego est un élément fonctionnel qui existe tant qu’existe ce complexe corps/mental. Il a une existence phénoménale. Il n’est donc pas question de supprimer quoi que ce soit. Cette entité est la vie qui s’exprime dans cette dimension terrestre et temporelle, à travers des aptitudes, des caractéristiques liées à ce corps/mental. Elle est une expression naturelle de la vie.

Le problème vient quand l’ego cherche à s’approprier cette expression et dit : c’est moi qui décide, qui agit. Le sentiment d’un moi acteur, d’une identité séparée qui agit, est l’identification avec ce corps/mental, avec ce qui n’est qu’une expression temporelle du véritable Sujet. Cette identification entraîne la croyance en un acteur qui serait le créateur des pensées et des actes. Il peut l’être temporairement, mais à la fin, c’est toujours la vie qui décide….
Le sentiment obstiné d’un moi autonome vient de l’afflux incessant de pensées, d’émotions, d’expériences que nous faisons nôtres, persuadés que le moi en est l’origine. Or les pensées et les expériences sont impersonnelles si nous ne nous les approprions pas.
La croyance en un acteur est un concept né de la vue du corps. L’esprit, fasciné par ses expérimentations, s’y accroche, renforçant l’idée d’un moi qui vit personnellement toutes ces expériences au fur et à mesure de son histoire existentielle.

C’est ce concept, qui appartient à la construction mentale dualisante, cette idée d’un moi séparé et acteur qu’il s’agit de dissoudre, non l’expression naturelle de la vie, reflet de la source. Les tentatives de réprimer cette expression sont une peur devant elle, une pensée qui renforce le concept d’ego et exacerbe l’identification. C’est encore l’ego qui se rejette lui-même, qui agit et se renforce dans cette action. La vie, elle, ne cherche pas à refuser ses expressions. Elle n’exclut rien, elle inclut tout C’est le mental, par sa répétition de mémoires, qui tend à conditionner et à cristalliser l’énergie de cette expression de la vie,  en manipulant la réalité pour la plier aux désirs projetés par l’ego, Les désirs fabriqués sont l’attirance du mental pour ce monde des objets. Un moi se sent ainsi exister, dans l’attachement, la possession, la domination. Sans cette saisie permanente, le moi n’est rien. Le vide est la nature même de la manifestation. Toute forme est vide.
Dés qu’il a obtenu ce qu’il désirait, l’ego part aussitôt à la recherche d’une nouvelle possession, d’un nouvel attachement, avec la mémoire de ce qu’il vient de perdre ou de gagner, avec la cristallisation de ses plaisirs et de ses blessures. La peur de perdre engendre des tensions intérieures, des conflits avec autrui et donc de la souffrance. Nous ne regardons plus la vie qu’à partir de cette entité remplie de désirs, de peurs, de ressentiments. Elle rétrécit considérablement le potentiel de nos existences. Nous sommes incapables d’avoir une vision totale de la vie. Un fort ego, qui projette sans cesse des désirs d’appropriation, de domination,  est source de complications car il nous empêche de nous harmoniser avec le flux énergétique de l’univers. Les problèmes actuels du monde sont liés à ces comportements d’ego renforcés.

Ce sont nos individualités qui, s’identifiant aux plaisirs et aux chagrins qui surviennent, s’accrochant aux uns et rejetant les autres, bloquent le flot de la vie, ne le laissant pas se dérouler selon sa propre intelligence. Les désirs engendrés par ce moi qui se prend pour un acteur séparé nous dispersent dans ce monde des phénomènes et créent l’habitude de s’identifier à ce qui est vu. Le désir naît dés que le vécu ne correspond pas à des attentes égotiques et tant que l’illusion de séparation avec la réalité est présente. Peu importe que le désir soit élevé. Le désir suppose toujours la présence d’un moi centré sur lui-même, qui attend un résultat, une gratification, et qui est blessé s’il ne reçoit pas ce qu’il attend. Le fondement de la souffrance est : on souhaite quelque chose de différent ou qui n’est pas là.
Nos blessures sont proportionnelles à notre croyance en la réalité de cette idée d’individu séparé et acteur, et de l’attachement que nous lui portons.

Dés que la réalité est vue comme étant ce que je suis, où est le désir ?
Le changement de vision est un changement de perspective sur soi-même, un retour à son être profond, à la source. Pour nous trouver, il faut accepter de laisser mourir toutes les expressions de la vie. Il n’y a rien à ajouter, mais tout à enlever. C’est le désir de permanence d’un moi au sein du mouvement incessant de la vie qui nous fait tant souffrir. Notre souffrance s’éloigne d’elle-même si nous savons mourir chaque jour à nous-mêmes et à tout ce qui se présente. Vivre, c’est s’abandonner à ce mouvement de dépouillement que la vie nous invite à effectuer pour s’accomplir pleinement à travers nous.
L’ouverture à l’espace de liberté où tout se déroule, où la vie prend conscience d’elle-même, ne peut se produire que si nous mourons à tout ce qui se manifeste, à tout ce à quoi notre esprit s’attache et qui encombre cet espace, à tout ce qui remplit nos ego et qui fait écran à la tranquillité originelle de notre être véritable.

Ce dépouillement est insupportable pour l’ego nourri de désirs. Cependant,  dés que le fonctionnement égocentrique a été repéré, et avec lui, les attachements, les exigences et les prétentions, cessent alors naturellement les projections égotiques, sources de désirs incessants et de souffrances. Il y a abandon de toute implication personnelle et la vie devient harmonieuse, fluide. Ce n’est pas l’ego qui a renoncé à quelque chose. Il n’y a simplement plus  d’implication. Reste une joie pure, sans cause, qui est notre état naturel. Nous ne sommes plus que canal, voie d’expression de la conscience.

Sur ce chemin de renoncement, nous sommes comblés à la mesure de l’abandon de notre moi. Sans volonté d’imposer notre ego pour tout contrôler, nous sommes conduits de l’intérieur. Dans cet acquiescement, nous conservons une personnalité, des caractéristiques propres, mais l’idée d’un moi centré sur des exigences et des désirs a disparu. Nous continuons de fonctionner, cependant nous sommes devenus l’instrument de l’énergie intelligente qui œuvre à travers nous. Nous devenons aussi libres qu’elle. Notre existence, dés lors, est plus dynamique, plus créative au sein de cet espace largement ouvert. Dans  cet état sans identification à l’ego, nos actes, libres, sont l’expression de la joie, et non le résultat d’un désir ou d’une obligation. Ils sont justes car ils ne sont jamais en contradiction avec la vie.
La liberté, c’est la marche sans bagage, sans attachement à notre moi et à d’autres individualités, sans dépendance d’expériences, de résultats et de buts. Dans cet accueil de chaque chose qui vient, les résistances et les tensions qui génèrent de la souffrance disparaissent.

Plus nous demeurons dans l’accueil, dans l’attention sans motif, dans l’observation sans conceptualisation, moins nous nous objectivons en tant qu’image d’un acteur séparé. Dans l’observation, nous ne sommes plus impliqués. Nous sommes dans la spontanéité, dans le premier instant de la pure perception, en parfait accord avec ce qui est. Si nous pouvons nous y maintenir en conscience, sans nous poser en un moi face au non-moi, les pensées et les actes répondent à la situation telle qu’elle est, sans qu’il y ait quelqu’un qui se les approprie.
Dans l’attention, le corps et la pensée fonctionnent de façon détendue, les conditionnements qui constituent l’ego ne sont plus entretenus. Ils vont donc se dissoudre naturellement. Le moi n’est plus alimenté et s’efface dans le silence. Le Sujet ultime est ce silence.

Observer simplement les mouvements de la personnalité, qui n’est qu’un reflet de ce que nous sommes. Dans l’observation neutre, nous sommes véritablement nous-mêmes.
Tant qu’on se conçoit avec une identité séparée, on vit dans la superficialité de notre être véritable, dans son reflet. Et on vit dans la souffrance de ce sentiment de séparation. Dans ce sentiment, il y a en germe conflits, violences et guerres. L’obstacle à l’amour est ce concept d’une identité séparée. Il n’y en a pas d’autres.

Tant que l’ego est à l’œuvre, il crée des problèmes qu’il s’occupe ensuite à résoudre. C’est sans fin. Bloqués dans l’impasse de l’égocentrisme, nous n’avons d’autre solution que de nous intérioriser, d’aller au-delà des oppositions moi/autrui, sujet/objet, de retrouver notre centre, ce Je cosmique. En réalité, nous ne quittons jamais ce centre, mais, nous laissant emporter par le flot des expériences, nous nous y tenons à notre insu, de façon agitée et tourmentée, et non en conscience. Nous nous laissons guider par ce moi, et nous vivons donc mentalement à la périphérie de notre être profond. Nous nous croyons séparés de la totalité et nous ne voyons plus la réalité qu’en de multiples fragments limités. Nous ne voyons plus le substrat unique, la conscience.
Tout au long de notre existence, nous laissons notre conscience fonctionner comme une entité conditionnée par tout ce qu’elle manifeste. A chaque expérience, cet espace de perception s’identifie au complexe corps/mental et génère le sentiment d’un moi séparé. Cette individualité, qui n’est qu’une expression de la pure conscience, est tellement fascinée par les évènements qui la touchent qu’elle en oublie la source. Or chaque chose qui arrive est la vie qui s’offre à nous par la conscience. Tout est don d’une intelligence sans limite à l’œuvre dans chaque fait qui se présente. Cette intelligence est l’énergie cosmique, l’infini et créatif mouvement universel qui se révèle en chaque circonstance à travers une forme, hors de toute implication d’un moi.

Tout coule avec fluidité lorsque ce ne sont plus nos ego qui veulent, mais les forces de la vie qui agissent à travers nous et nous mènent où elles veulent. Tout ce qui nous est proposé est juste car c’est l’intelligence au cœur de la vie qui nous le propose. C’est seulement ce moi qui se croit blessé par la vie.
Nous sommes tous capables de vivre en observateur paisible, dont les gestes sont dépouillés d’agitation et de prétention. Nous demeurons ainsi dans le silence de notre part éternelle. C’est dans cet espace silencieux que le moi s’efface. Nous sommes cet espace vide.
L’abandon au flux de l’univers se fait dans l’humilité de l’effacement de ce moi centré sur ses prétentions. Nous devons apprendre à le retirer du champ de la réalité quotidienne afin de percevoir dans le fond l’espace silencieux. L’amour et la paix sont sa substance. Cet espace est l’essence de notre conscience qui englobe tout. Lorsque nous lui permettons d’être pleinement présent derrière chaque fait de notre quotidien, la joie est permanente, car elle n’est plus liée aux intentions de l’ego. Nous cessons de voir la vie comme quelque chose qui se déploie à l’extérieur à partir d’une entité personnelle. Nous sommes alors véritablement dans la vie, vécue pour elle-même. Nous n’agissons plus en fonction de cette entité et de ses désirs, mais nous l’utilisons simplement et la laissons retourner à sa source sans nous y attacher.

Le moi est seulement l’expression éphémère de cette source au flot éternel, et dans ce jeu terrestre que se joue la conscience, il est objet de connaissance, d’observation. Il ne peut donc être le Sujet ultime. Nous confondons cette expression avec sa source. Nous confondons la vie, une, éternelle, avec ses expressions, multiples, éphémères, qui ont la capacité de refléter la vie telle qu’elle est. Inversons notre regard, tenons-nous au lieu d’où émergent la vie et ses manifestations. Observons tout de ce lieu immuable, et non à partir de la manifestation et donc du transitoire.

Le moi, avec comme support le mental, se projette sans cesse à l’extérieur, à la poursuite de désirs, se laissant distraire et fasciner par toutes les expériences qu’il rencontre et qu’il personnalise, alors que les expériences ne sont que la vie qui se vit à travers nous.
Avec la disparition du concept d’un moi acteur, disparaît aussi le sentiment de séparation. L’esprit, qui n’est plus divisé, se repose et peut exprimer avec justesse, à travers ce moi, le flux ininterrompu de ce qui émerge de l’origine silencieuse. Le moi reflète ce pour quoi il a été prévu : la vie.
Il s’agit de le voir ainsi, comme une expression de ce qui le contient. Il exprime la vie et l’intelligence au cœur de la vie. Notre nature véritable est la vie, à la fois à sa source et dans son expression. Acceptons le moi comme une expression de ce que nous sommes, non ce que nous sommes. Ne confondons pas l’expression avec sa source. Ne nous impliquons pas dans ce que cette expression exprime, pensées et actes. Ne nous accrochons pas à l’expression lorsqu’elle n’a plus de raison de se manifester. L’idée d’un moi séparé disparaîtra ainsi naturellement.

Que l’ego soit l’expression spontanée de l’énergie de la vie. Le blocage de l’énergie est un processus mental. La perception pure, qui est l’énergie jaillissant directement du Coeur, est habituellement transformée mentalement selon les désirs de l’ego. Ce blocage mène à la souffrance. Dés qu’il y a accueil, l’ego abandonne ses exigences. Il s’efface dans ce regard neutre.
Nous sommes mieux qu’un petit moi. Nous sommes ce qui le contient.


Merci à Nicole de nous offrir ses textes...