vendredi 30 mai 2008

• Les portes du Paradis s’ouvrent - Stephen Jourdain

Les portes du Paradis s’ouvrent

Stephen Jourdain

"Ça ne vous est jamais arrivé, de vous promener dans une rue, et puis tout à coup, ce n’est plus dans une rue que vous êtes, c’est La Rue, tout vous arrive précédé de l’article défini, et se met comme à briller, et un extraordinaire bonheur fondant et bourdonnant est là, avec l’impression qu’il y a des siècles que vous vivez cette seconde, qui durera toujours ?

Je regarde le nuage...

Et soudain il se passe cette chose fantastique, et, pour une seconde ou deux, les portes du Paradis s’ouvrent : soudain, la substance du nuage change, il se transmue en un pan d’une matière inconnue, angélique — barbe-à-papa spirituelle ? Intériorité faite talc ?...; en même temps, l’intervalle entre lui et moi meurt — le nuage devient vivant, s’anime d’une vie immense. Cette vie m’aime ; cette vie, avec laquelle mon esprit (où Je est étrangement évident) communique directement, m’aime d’un amour infini et me le dit. Et dans cette voix, oh fabuleux bonheur ! Je reconnais la mienne, JE SUIS LE NUAGE.

(...)

(La dernière fois que ça m’est arrivé, c’était avant ; dans le métro, à six heures du matin, en rentrant de surboum.)

J’étais réveillé depuis un bon bout de temps, mais l’idée : “je suis réveillé” ne m’était pas, cette fois-là, venue. Et cette veille innocente gardait la spontanéité du rêve, elle courant, courait sans frein, vive et pure, s’incarnant en une cascade de pensées menues (mais était-ce exactement des pensées ?), mince et solitaire ruisseau d’or dévalant sans un bruit, gaiement, au coeur des ténèbres.

A un moment, la conscience “je veille” est venue me visiter au fond de cet or, doucement et silencieusement, comme un flocon de neige vous arrive sur la joue; sans rompre le charme, sans que certaines machineries se remettent en marche, sans rien altérer.

Et instantanément, de cette veille qui se redoublait, j’ai glissé dans la clarté incroyablement intense et douce, sans âge, abyssalement centrale d’une perception nouvelle de mon propre fait — saisie miraculeuse, sans fin, de l’essence “moi” par elle-même, conscience, connaissance d’être, existence, ineffable “moi-ité”, merveille.

(Ce pourrait être une description de “l’éveil”. Pourtant, je dois l’affirmer, il ne s’agissait encore que d’un “instant”, d’un état; sans commune mesure ni commune nature avec cet avènement intraduisible: l’usage véritable de la faculté de conscience.)

L’EVEIL

C’était le soir, j’étais dans ma chambre, allongé dans l’obscurité, et je tournais et retournais dans ma tête depuis un long moment, probablement depuis une demi-heure, la petite phrase du Cogito de Descartes: “Je pense, donc je suis”. Il m’avait semblé, dans les jours précédents, entrevoir une prodigieuse vérité dans cette petite phrase, et j’essayais de retrouver cette vérité entrevue dans un éclair. Je réfléchissais depuis très longtemps, en me répétant inlassablement: “je pense, donc je suis”, et en faisant chaque fois le voyage depuis la réalité vivante qui en moi-même correspondait à “je pense” et “je suis” jusqu’à ce que ces mots, pour les charger, dans la petite phrase, de leur vrai sens. En m’efforçant de penser le Cogito avec ma vie. C’était un travail très difficile, j’étais épuisé, le déclic qui m’aurait révélé la signification mystérieuse de la phrase ne se produit pas, mais, à un certain moment, un autre déclic, que je n’attendais pas, a dû jouer. [Un ressort secret qui devait être enfoui dans la conscience humaine depuis la Création, qui attendait son heure et que je viens d’effleurer par hasard.]. Et l’événement s’est produit, avec une soudaineté surnaturelle.

Et tout d’un coup je me suis retrouvé dans un avant, un commencement insoupçonné de moi-même, veillant d’une veille sans limite, me sachant — et me sachant me sachant — et me sachant me sachant me sachant: à l’infini, et m’éprouvant totalement identique à cette veille, cet abîme d’auto-conscience, qui n’était point chose qui m’était donnée, mais au contraire qu’essentiellement je ne subissais pas, faisais moi-même brûler.

[Et puis vlan ! Quelque divinité, dans le royaume métaphysique, a tripoté un bouton, je me suis retourné comme un gant, et déjà cette chose insensée était là au milieu de moi, comme un membre vivant à la place d’une prothèse.]

A brûle-pourpoint, je glisse dans une lucidité sans nom, achèvement inouï de l’aurore qu’on nomme conscience de soi. Cette lumière n’est pas un état passivement subi: c’est un acte que désormais je sais accomplir. Elle n’est point non plus, à proprement parler, une expérience que je fais : elle est moi, elle est exactement Steve Jourdain".

Sources du texte : Revue 3ème millénaire, No 5, juin 1987, pp. 16-17, trouvé sur le site de Serge Car.

Aucun commentaire: