lundi 3 mars 2008

• Le seul fait d'être est un acte absolu


Un jour de printemps, alors que je travaillais dans le jardin, l'air me parut frissonner d'une étrange manière, comme si le temps normal prenait une nouvelle dimension, et j'eus le sentiment que quelque chose de fâcheux allait se passer, sinon tout de suite, du moins dans un proche avenir. Pour m'y préparer, je multipliai mes séances de zazen et me mis, chaque soir, à lire des ouvrages bouddhistes.

Quelques soirs plus tard, après avoir lu attentivement le Livre des Morts thibétain, je pris un bain et m'assis devant une peinture représentant le Bouddha, en écoutant à la lumière des bougies le mouvement lent du Quatuor en la mineur de Beethoven, profonde expression du renoncement de l'homme à lui-même, puis j'allai me coucher. Le lendemain matin, juste après le petit déjeuner, j'eus brusquement l'impression d'être frappée par un éclair et je me mis à trembler. Je revécus en une seconde le traumatisme de ma difficile naissance. Comme une clef ouvrant les portes de chambres obscures, cette sensation fit se répandre en moi les poisons de ressentiments secrets et de peurs cachées. Je me mis à pleurer et me sentis si faible que je dus m'allonger. Pourtant, derrière tout cela, il y avait un profond bonheur... Lentement, mon optique changea et je me dis : « Je suis morte ! Il n'y a rien qui s'appelle moi ! Il n'y a jamais eu un moi ! C'est une allégorie, une image mentale, un schéma sur lequel rien n'a jamais été modelé ! » La joie me donnait le vertige. Les objets solides m'apparaissaient comme des fantômes et tout ce sur quoi mon regard se posait était d'une beauté radieuse.

Je ne puis qu'indiquer sommairement ici ce qui me fut révélé d'une manière éclatante au cours des jours suivants :

1. Le monde que perçoivent nos sens est la partie la moins vraie (ou la moins complète), la moins dynamique (ou la moins vivante), la moins importante d'une immense « géométrie de l'existence », indiciblement profonde, dont les vibrations, l'intensité et la subtilité défient l'analyse verbale.

2. Les mots sont maladroits et simplistes, presque sans signification lorsqu'on essaie de donner une idée du fonctionnement multi-dimensionnel d'un vaste complexe de forces dont la connaissance exige qu'on renonce au niveau normal de la conscience.

3. L'acte le plus banal (manger, se gratter le bras) n'est pas du tout simple. C'est seulement un mouvement visible dans un réseau de causes et d'effets qui s'étend jusqu'à la non-connaissance et jusqu'à un Silence infini où la conscience individuelle ne peut pénétrer. En fait, il n'y a rien à connaître, rien qui puisse être connu.

4. Le monde physique est une infinité de mouvement, de Temps existentiel, mais c'est en même temps une infinité de Silence et de Vide. Chaque objet est transparent, chaque chose a son caractère intérieur propre, son propre karma, sa propre vie dans le temps », mais en même temps il n'y a d'espace vide nulle part, de lieu où un objet ne se fonde pas en un autre.

5. La moindre variation d'atmosphère (pluie ou brise) me touche comme un miracle d'une beauté incomparable. Il n'y a rien à faire : le seul fait d'être est un acte absolu.

6. Quand je regarde des visages, je vois un peu de la longue chaîne de leurs existences passées, et parfois un peu de leur avenir. Les existences passées s'éloignent derrière le visage apparent mais y laissent leur empreinte.

7. Lorsque je suis seule, j'entends une « chanson » sourdre de chaque chose. Chaque chose a sa propre chanson, et les humeurs, les pensées, les sentiments ont la leur également. Pourtant, derrière cette variété infinie, tout cela se fond en une unité inexprimablement vaste.

8. J'éprouve un amour sans objet, que l'on pourrait appeler « état d'amour ». Mais mes vieilles réactions émotionnelles contrarient encore brutalement les manifestations de cet « état d'amour » suprêmement doux et naturel.

9. Je me sens une conscience qui n'est ni moi-même ni étrangère à moi. Elle me protège et me conduit dans des directions favorables à mon évolution intérieure, de même qu'elle m'écarte de ce qui s'y oppose. C'est comme une rivière où je me serais plongée et qui, joyeusement, m'emporterait au-delà de moi-même.

Extrait du livre Les trois piliers du Zen, Philip Kapleau, Éditions Stock

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