C’est précisément parce qu’il n’y a rien au sein de l’Un
que toutes choses en procèdent.
Plotin
Reconnaître que nous sommes la conscience à l’arrière-plan de l’expérience constitue, dans la plupart des cas, une première étape nécessaire. Il est toutefois important de comprendre que la présence de la conscience n’est pas seulement l’arrière-plan illimité et à jamais présent de l’expérience mais aussi le médium ou le champ au sein duquel toute expérience apparaît, dans lequel elle se déploie et à l’intérieur duquel elle disparaît lorsqu’elle s’évanouit.
Il paraît incontestable, même d’un point de vue conventionnel, que les pensées et les sentiments apparaissent et existent au sein de la conscience. En revanche, il paraît moins évident que notre expérience du corps et du monde, que nous ne connaissons que sous la forme d’un flux de sensations et de perceptions, se produit également dans la conscience.
Lorsque notre attention passe d’une pensée à une sensation – par exemple, la sensation de fourmillement de notre visage, de nos mains ou de nos pieds – et d’une sensation à une perception – tel qu’un son présent dans notre environnement – nous pouvons observer qu’elle ne quitte pas un premier champ, celui où apparaissent les pensées, pour entrer dans un second champ, celui où apparaissent les sensations, puis quitter ce dernier pour entrer dans un troisième champ, celui des perceptions. Notre attention se déplace toujours dans le même champ, le champ de la conscience.
Ainsi, la relation qui existe entre la conscience et l’expérience est beaucoup plus intime que celle qui existe entre un témoin impartial et les objets de l’expérience. À ce stade de la com- préhension, la conscience pourrait être comparée à un espace vaste, vide et conscient au sein duquel les objets de l’expérience surgissent, dans lequel ils existent quand ils sont présents et à l’intérieur duquel ils disparaissent lorsqu’ils s’évanouissent.
À aucun moment nous ne rencontrons, ou ne pourrions rencontrer, quoi que ce soit qui puisse survenir en dehors de la conscience, tout comme un nuage n’apparaît jamais en dehors du ciel. Même le temps et l’espace, que nous considérons normalement comme de vastes contenants où tous les évènements et tous les objets apparaissent, sont eux-mêmes expérimentés au sein de la conscience, seul lieu où toute expérience peut apparaître. Avant que n’apparaisse l’expérience, la conscience est vide de tout contenu objectif, comme est vide l’espace d’une pièce sans meubles. En fait, c’est grâce au vide de la conscience que la multiplicité de l’expérience peut surgir en elle. Si la conscience n’était pas vide, il n’y aurait nulle place en elle pour une quelconque expérience, de même qu’il n’y aurait pas de place pour des meubles si une maison n’était pas vide. Ou encore, si un écran n’était pas transparent, il ne serait pas possible d’y projeter un film.
Une conscience qui englobe tout
À mesure que je, la conscience, plongeais de plus en plus profondément dans mon être, je sentais que je me désenchevêtrais des pensées, des images, des sentiments, des sensations et des perceptions. J’ai alors senti que je me dilatais. Je n’étais plus localisé dans la tête ou le torse. J’étais l’espace conscient, ouvert et vaste dans lequel tout apparaissait.
C’était à la fois effrayant et exaltant : effrayant car mon expérience ordinaire d’être un soi fini, situé dans le corps et limité au corps, se dissolvait rapidement ; exaltant car je ne pouvais m’empêcher d’observer, malgré ma peur, la liberté et la joie qui accompagnaient cette reconnaissance.
Il m’a fallu un certain temps pour m’apercevoir que je n’étais pas en expansion, bien sûr. C’était simplement que, mise à nu, la croyance selon laquelle la conscience est localisée dans ma tête et limitée par elle, était en train de se dissoudre devant l’évidence de mon expérience. J’ai commencé à ressentir ce que j’avais souvent lu dans la littérature traditionnelle sans avoir jamais été en mesure de le vérifier par moi-même, à savoir que la conscience s’étend au-delà des limites du corps et du mental fini où elle semblait loger, et qu’elle englobait l’univers tout entier.
Mon mental commençait à peine à assimiler cette compréhension qu’une autre la suivait : si l’espace physique était vidé de tout objet, nous n’aurions aucune expérience de la distance. Ce n’est donc qu’en rapport avec le contenu de l’expérience que la conscience est vue comme un vaste espace. Dans notre expérience réelle, autrement dit, dans l’expérience que la conscience fait d’elle-même, il n’existe aucune pensée ou perception, donc aucune expérience de l’espace et du temps.
Nous le vivons tous de façon éclatante dans l’expérience du sommeil profond. Il n’existe aucune activité de pensée ou de perception dans le sommeil profond et, par conséquent, aucune expérience de l’espace et du temps.
À la lumière de cette compréhension, la tentative du mental de conceptualiser la conscience prend fin, naturellement et sans effort. Pour faire une concession au mental, il est légitime de concevoir la conscience sous la forme d’un espace ouvert et vide. Mais lorsqu’il n’est pas nécessaire de le faire, le mental fait silence. Et ne reste que la conscience d’être, dont la nature est une paix insondable.