Depuis que nous sommes nés, le monde que nous observons, le monde que nous
vivons, et le monde que nous sommes, ont peu à peu pris forme à partir du regard, du
perçu, du ressenti et du penser des autres.
Le « Tu ES Cela » écrit en majuscules et désignant l’Origine, est devenu : « tu es
cela/corps/psychisme » en minuscule. « Je » impersonnel, vierge de toute histoire, sans
contour donc sans limite, sans plus ni moins, est devenu « je suis moi », en s’identifiant à
une forme, à une histoire, en agrégeant toutes sortes d’influences sociales, religieuses,
raciales.
« Je suis moi » est aujourd’hui notre identité, notre point de vue sur (opinions,
croyances, appartenance). De cette « conscience/je suis moi » surgit le monde de la
dualité, ce monde « de pleurs et de grincements de dents » que nous connaissons.
Le défi pour chacun est de sortir de cette paresse d’un monde formaté, accepté et
transmis, de démasquer « moi » jusque dans ses repères les plus secrets afin de découvrir
que « Je » n’est pas « moi ». Que « Je » est simple « espace/énergie/Conscience »,
contenant tout sans avoir besoin de rien, source « de tout » et n’étant « rien ». Vacuité
fraîche et lumière en soi-même.
Alors, parfois, la vie toute simple et humaine, au lieu d’être avidité et
consommation, devient dans tous ses aspects : célébration.
© Extrait publié avec l'aimable accord des Éditions Accarias-L'Originel :
Aujourd’hui, la différence entre petit satori et grand satori
est souvent passée sous silence. Tant que l’Éveil n’est pas sur-
venu, je ne dirai jamais : « Je suis éveillé ». Je partage juste les
fruits et la pratique du « petit satori », cette vue de la nature
de son esprit (Rigpa) selon la définition tibétaine.
Ce qui a changé, c’est « le point de vue ». Avant Rigpa,
« moi » observait, cherchait, mendiait, rêvait. Après Rigpa,
« moi » fut vu, son apparition ou son amenuisement furent
goûtés au cœur d’une vacuité immobile, « non fluctuante,
fraîche, autolumineuse “par nature” ». Mais là encore il faut
être précis.
Certaines situations nous montrent que moi est encore là
et bien là, et peut recouvrir cette vacuité, nous laissant dans
la simple attente « que ça s’arrête » ; simple constat qui ne
retire rien au fait que « l’éveil ordinaire » est une « perle
précieuse ». Mais c’est un chemin qui commence à partir
d’une vision. Il dessine très nettement une rupture entre un
«avant» et un «après».
Ce petit éveil appelé petit satori dans la voie zen, est ainsi
décrit dans la voie tibétaine :
« La voie du Dzogchen commence là où la plupart des
chemins spirituels s’achèvent, par la vue de la nature de son esprit (Rigpa). Si un aperçu de cette nature, de cette vue, est
obtenu, alors la voie, le chemin, peut commencer.
Rigpa est un état de présence claire et éveillée qui transcende l’esprit pensant ordinaire... Si l’étudiant reconnaît
sur l’instant cette présence vide et lumineuse, sans aucun
attachement ni concept, on peut alors parler de Rigpa. Cette
reconnaissance de la vue, si fugace soit-elle, est indispensable
au développement de la pratique, car sans savoir de quoi il
s’agit, comment pourrait-on développer la présence de Rigpa ?
La pratique ne vise en effet qu’un seul but : stabiliser la vue et
augmenter le pouvoir de Rigpa afin qu’il imprègne progressivement tous nos actes» (Longchenpa, La Liberté naturelle de l’esprit, éditions du Seuil, coll. «Points Sagesse »).
Avant l’éveil ordinaire, la pratique était application
consciencieuse, comme l’écolier apprend ses leçons, et attente
de résultats. La solution était à l’extérieur. Pour moi, Arnaud
Desjardins en détenait les clefs.
Exemple : la base de l’enseignement reçu auprès d’Arnaud
est : « être un avec » et acceptation. Et je me suis appliqué
de tout mon cœur à tenter d’être « moi, François » « un
avec » et à tenter « moi, François » d’accepter ce que « moi
François » refusait. Et dans toutes les voies, au commence-
ment, c’est bien le moi qui veut « sortir d’un moi qui ne lui
convient pas ».
Ce temps est très précieux. Il prépare la conscience à
pouvoir « s’allumer au contact de l’Origine ». Avant de rencontrer cette pratique, je nourrissais l’état de manque. Après
je ne le nourrissais plus.
En Inde, on dit que les brindilles prennent feu au contact de la flamme quand elles sont sèches.
Ce temps préparatoire fait qu’au lieu de verser de l’eau sur les brindilles et de se morfondre que le bois ne s’enflamme pas, la pratique permet au bois de sécher au soleil de la vie.
Après l’éveil ordinaire, la pratique fut vision à partir de saveurs de plus en plus précises, saveurs de là où je suis :
accepter devint s’ouvrir (un vécu sans mot),
refuser devint fermeture (un vécu sans mot).
« Être un avec » devint vivre la sensation « Je » sans moi. Ce n’est plus tenter d’être un avec ce qui est rencontré, mais « non deux » (vécu sans mot).
Le curseur se déplace au cœur de la vacuité avec la saveur plus ou moins « moi ». La vacuité n’est pas « flou et sen- sation d’être nulle part ». La vacuité est présence intense, vécu intense de l’ici, dans l’instant, intensément « Je » sans «moi».
Ce qui change, c’est l’entrée en connaissance de la saveur précise qui accompagne « sortir de la bulle du moi et vivre le retourner chez soi », et la saveur « quitter chez soi et vivre le retourner en moi ». L’affirmation « le moi est une prison » devient un vécu.
Ceci n’est pas une belle phrase :
Sortir du moi et retourner chez soi est par nature intensité, simplicité, absence de réponse car absence de question. C’est entrer dans l’inconnaissance de « Cela ». C’est dé-cou-vrir que « Cela » EST la vie. Les formes que prend la vie sont vues comme la manifestation de « Cela/vision ». Quand « moi » est aux commandes, tout s’inverse ; moi ne se sent vivant que par les formes qu’il perçoit. Sa vie dépend d’un là-bas attrapé ou détruit.
Quand « Cela » (Rigpa) est clairement vu, la pratique
commence, car tout ce qui bouge en nous révèle son origine :
soit l’Esprit/vacuité, soit le mental « moi ».
Il ne s’agit plus de s’adorer dans les actes et les pensées
que « moi » trouvent « bien » et de se désoler et larmoyer
dans ceux que « moi » trouve mal. Ce qui est amer, c’est de
dé-couvrir la source « moi », même au cœur d’une action
altruiste.
La pratique n’est plus un appris, ce n’est plus l’enfant
qui essaye d’être un bon élève. C’est d’instant en instant un
« dé-couvert ». Ce n’est pas un « moi » qui regarde, c’est un
« moi » qui est vu, aimé, compris, et dans toute la mesure
du possible, dont il n’est pas pris livraison, même quand,
consciemment, et par réponse, « Cela », ici et maintenant,
l’aide à s’accomplir. Accomplir est l’opposé de prendre livraison. Prendre livraison c’est simplement être pris par.
Je n’ai jamais couru après des recettes variées car j’ai toujours vu que moi aime se distraire : un jour de ceci, un jour de
cela. Lorsque nous rencontrons « notre » pratique, celle qui
nous correspond, nous ne sommes plus à nous demander si la
pratique de l’autre « marche mieux ». Nous ne picorons plus.
La pratique pourfend cette attitude en nous montrant qu’il
n’y a que moi qui cherche à nous promener pour échapper à
ce qu’il prétend chercher : « l’au-delà du moi ».
Par contre, entrer en contact avec « Cela » auprès d’un
être éveillé, c’est juste recevoir la grâce d’ouvrir nos yeux et
nos oreilles au cœur même de la pratique qui nous a choisie.
Au contact d’éveillés comme Nisargadatta Maharaj, Ramana
Maharshi, Jésus, ou Amma, « le même en nous » lorsqu’il est
« sec », commence à brûler ; c’est le petit satori (la flamme est
connue, non plus imaginée ; le chemin reste à faire avant de
n’être plus que « feu ».
Sur un chemin, il y a l’enseignant qui connaît Rigpa, mais
n’est pas uniquement « feu », et il y a l’éveillé (celui, celle qui
est feu).
«Quand l’âme n’a plus rien que Dieu, quand elle n’a
plus de vouloir que Sa volonté simple, qu’elle est anéantie
et veut tout ce que Dieu veut avec Sa volonté, quand elle
est engloutie et réduite à rien [...] l’âme devient avec Lui
totalement cela même qu’Il est.» (Hadewijch d’Anvers, Lettre xix, xiiie siècle).
Au contact de l’éveillé(e), ce qui en nous est sec prend
feu, même si il, elle, propose une pratique qui ne nous correspond pas. Courir d’enseignants en enseignants, c’est du
tourisme et de la distraction, se faire sécher au contact d’une
pratique déterminée et s’approcher d’éveillé(e)s, c’est donner
une chance à la pratique que nous suivons de se poursuivre au
cœur d’un feu qui s’est allumé. Au cœur de ce feu elle devient
alors saveurs et dé-couverts.
« Notre » vie est notre chemin, « notre » pratique est
le mode d’emploi qui permet à notre vie de prendre tout son
sens : nous conduire au-delà du moi.
Il n’y a qu’une question à se poser pour tenter de « voir »
(ce qui n’est pas y répondre intellectuellement) : « qui » pratique, «qui» fait, «qui» veut, «qui» croit, «qui» vit ?
Et lorsque le « qui » est trouvé (il ne s’agit pas d’une
compréhension), il suffit de le laisser là où il est ; « ne pas en
prendre livraison ». La pratique se réduit pour ainsi dire à
« ne pas prendre livraison ».
Lorsque « Cela » est retrouvé, il n’y a personne pour
pratiquer, pour prier, pour aller vers. La pratique devient le cheminement, le cheminant, et le but. « Voir » devient la pratique. Voir est le but et le résultat, dans l’instant. Rien n’est alors atteint ou à atteindre. L’œil de la conscience devient peu à peu vision.
Le vu devient ce qui révèle la vision, la vision n’est plus l’outil pour voir le vu.