Entretien avec Didier Weiss suite la parution de son livre « Explorations
non duelles », aux éditions Accarias-l’Originel.
Si
« je ne suis pas les pensées » est une évidence, se
pose toutefois la question : un certain nombre de ces pensées
disent quelque chose sur comment je fonctionne. Ne serait-il pas
intéressant de s’en préoccuper pour se connaître ?
Les
pensées ne disent jamais rien qui puisse nous décrire. Cela a été
un de leur rôle jusqu'au moment où cette quête mystique a démarré.
Ensuite, d'autres pensées sont venues désamorcer ce sortilège :
un esprit dans un corps, bien séparés du reste du monde.
Elles
ont jusqu'à ce point-là une utilité évidente, mais il devient
urgent et indispensable de s'en débarrasser aussitôt qu'elles ont
fait leur travail. C'est le passage de je sais à je Sais.
Bien
sûr, qui pourrait s'en débarrasser ? Et comment ? Disons
que c'est une description de ce qui se passe à ce moment précis,
pas une prescription : la dissolution du penseur lui-même.
Nous
nous posons des tas de questions (Je vois ça dans tous les satsangs
où je vais). J’ai de mon côté un grand besoin de comprendre
intellectuellement et en même temps je sais que ce n'est pas par
l'intellect que je trouverai quoi que ce soit. Mais les questions
sont là. Est-ce que toutes les questions doivent être abandonnées
?
Tant
que les questions sont là, nous créons un conflit de plus à
vouloir les supprimer, nous mettons un pied plus profond dans la
tombe. Toute volonté de manipuler ce qui apparaît spontanément
dans le but de se conformer à ce qu'on croit savoir de l'Éveil
est une mascarade, une imitation.
En
faisant cela, nous créons et perpétuons un personnage virtuel,
imaginaire. Un personnage qui s'appelle MOI.
Les
questions arrivent, fantastique ! Les questions partent,
fantastique ! Le mouvement de la Vie est un OUI sans condition,
ni même avoir besoin d'acceptation. C'est tellement inconnaissable,
tellement rapide – maintenant ! – que toute idée ou
jugement à propos de ce qui EST ressemble à une pelleteuse qui
voudrait attraper un goéland.
Ou,
au lieu d’investiguer sans fin sur le personnage, n’est-il pas
plus judicieux de revenir à la Présence que je suis, chaque
fois que j’en suis conscient ?
L'avantage
d'enquêter sur le personnage est que – si c'est fait jusqu'au bout
– on arrive à une espèce d'impasse, de lâcher-prise, de silence
mental relatif. Cette activité peut bien sûr devenir une forme de
loisir, un sport de chasse, un divertissement, et on repart dans la
roue du hamster...
La
possibilité de démasquer le personnage sous toutes ses formes, et
elles sont quasi innombrables, fonctionne comme l'usure d'une
position qui devient à un moment donné … intenable ! C'est
la question « Qui suis-je ? » de Ramana Maharshi, qui est
plutôt l'exploration et la dissolution de nos croyances à propos de
cette soi-disant entité.
Revenir
à la Présence en est la conclusion, ce retour à la Source se
produit ainsi spontanément à chaque fois que cette adhérence
tenace à nos croyances diminue. Cela ne peut pas être le résultat
d'une action intentionnelle, « je reviens à la Présence »,
mais d'une action qui se termine, celle qui dit sans cesse « moi,
je suis séparé ».
Quand
je suis dans la Présence, cela passe, chez moi, par une sensation
physique. Or la Présence n'est pas corporelle. Est-ce incompatible ?
« Présence
présente à Elle-même » amène un cortège de possibilités :
une détente physique, mentale, une énergie qui coule de manière
plus forte, des sensations jusque-là inconnues, Kundalini, etc.
Mais
la question se pose : ces sensations physiques sont-elles
fondamentalement différentes d'une bourrasque de vent sur mon
visage ? Le piège serait de voir cela comme un événement
« spécial » et « personnel », comme preuve
de « mon » progrès, comme un état à entretenir ou à
rechercher. C'est en fait juste la Vie qui coule, certainement de
manière un peu différente, mais fondamentalement de même nature
qu'un lendemain de cuite avec migraine épouvantable.
Une
question (une attitude) que je n’arrive pas à éclaircir :
dans la vie courante, est-ce que j’essaie d’être conscient de
tout ce que je fais ou bien est-ce que je me plonge complètement
dans l’action ? Et m’oublie.
Excellente
question, qui m'a aussi taraudé pendant des années. Le « truc »
à comprendre est que « Conscience » n'est pas définie
par une quantité, comme vous parlez de « conscient de tout ».
C'est plutôt une « qualité » de l'existence, une
matière première sans laquelle rien n'existerait. C'est indépendant
de : « je » suis conscient de « beaucoup de
choses », qui intuitivement a une limite, donc est de toute
évidence relatif.
Ce
qui est pointé ici est absolu, non quantifiable, et n'est pas la
somme d'éléments séparés.
Je
pencherais donc plutôt pour l'option « Oubli ». Je cite
ici encore Stephen Jourdain :
«
Dans
le Jeu de l’Existence, comment la Conscience prend-elle le Savoir ?
En l’oubliant. En l’oubliant activement, en chacune de ces
manifestations innombrables, pertinente ou erronée, géniale ou
dérisoire, indifférente ou sacrée ; en chacune de ses couches,
de la plus visible à la plus secrète, la plus enfouie, jusqu’à
toucher le socle du phénomène et à l’oublier lui aussi. En
l’immergeant, corps et âme dans le feu de l’amnésie, jusqu’à
ce qu’il ne reste plus rien. »
Quand
le « MOI » s'oublie, dans le feu de l'action, il ne reste
que la Vie. C'est vérifié de façon innombrable au cours d'une
existence d'homme. Mais ce n'est que rarement exploré car « Je »
ne suis plus là : donc ceci n'a pas le moindre intérêt !
Mais
est-ce vraiment le cas ? Ce qui semble manquer c'est une
distance, un témoin, mais est-ce donc vraiment une vie non vécue ?
Quand je ne suis plus là en tant qu'entité veillante, ne suis-je
pas de tout évidence là en tant que Conscience ? Bien sûr que
oui, sinon il n'y aurait juste … rien.
Mon
expérience a été une sorte de phénomène progressif de
capillarité, de reconnaissance constante de « mon »
essence. D'abord dans ces moments que vous décrivez, non pas
conscient de ce que je fais mais conscient d'être conscient à
travers ce que je fais. Et cette « substance » invisible
mais omniprésente est devenue évidente aussi dans les moments
d'oubli, puis à travers les épisodes de rêves nocturnes, et au
final dans le sommeil profond.
Vous
« penchez » pour l’oubli et en même temps vous écrivez
« conscient d'être conscient à travers ce que je fais » ?
C'est
la partie la plus difficile à appréhender : ce paradoxe d'une
Vie se connaissant elle-même de façon continue (en réalité non
engagée dans le mouvement du temps), directement, et sans aucun
besoin d'une entité spécifique qui se souviendrait ou oublierait.
L'oubli
du point de vue particulier, l'abandon d'exercices spécifiques –
de manipulations – amène justement Conscience à se re-connaitre
et à apparaître comme unique « matière » de l'Univers,
en amont, bien avant toute action ou pensée. Cette réalisation
n'est pas l'aboutissement d'une technique bien maîtrisée mais sa
dissolution, son lâcher-prise total.
Cela
peut sembler un état très « avancé », mais ce n'est
pas très différent de quiconque, juste un regard dés-encombré,
transparent, dés-hypnotisé, qui « voit » cette
invisible Présence dans chaque image de ce film appelé « ma
vie ». De plus, il est vu que ce Regard n'est lui-même pas
différent du film. La Vie se connaît elle-même, directement,
intimement.
Cela
revient à parler de la position du témoin dont on parle si souvent.
Mais là encore il y a une dualité. Le témoin fond-il tout seul ?
Effectivement,
la fameuse « position du témoin » est une subtile
dualité : le monde / le témoin du monde. J'ai rencontré de
nombreuses personnes « coincées » dans cette impasse.
C'est un peu froid, assez triste, très seul, mais cela a le goût
d'intouchabilité et de fait cela permet parfois d'éviter trop de
souffrance.
Je
pense qu'effectivement le témoin se dissout tout seul, mais c'est un
autre saut quantique car ce qui est abandonné est une dernière
identité. Mais au final, paradoxalement, les deux options
coexistent.
C'est
le passage décrit par Nisargadatta Maharaj quand il dit :
« La
Sagesse me dit que je ne suis rien
(position du témoin), l'Amour
que je suis tout
(le témoin envahit intimement le champ de conscience).
Ma vie s'écoule ainsi entre ces deux pôles. »
Il
est souvent question dans votre livre du « corps/pensée ».
Et vous écrivez « le corps est un objet ». Cependant le
retour au corps énergétique, à l’attention sensorielle, ne
pourrait-il pas être un outil pour éradiquer les pensées et
connaître l’unité ?
L'attention
sensorielle est un outil fantastique ! Cela se rapproche des
techniques de Gurdjieff, de Carlos Castaneda, des techniques de
« volupté attentive » plus récentes, etc.
Une
fois de plus ici, « Maya », celle qui nous hypnotise, va
nous raconter une histoire légèrement différente : celle du
corps qui a accès à des expériences, et de fait doit être
raffiné, travaillé, pour encore et toujours plus d'expériences
d'unité !
C'est
donc une autre roue de hamster, car ce qui se passe dans une vraie
expérience d'attention sensorielle c'est que la Vie se goûte
elle-même, directement. Elle n'a pas besoin du corps, ni de
l'esprit, qui ne sont que des objets présents dans le « champ »
de conscience.
Ignorer
cela amène une dépendance de junkie à cette technique pour en
avoir plus ! Et de se fourvoyer sans fin dans les « états
altérés de conscience ». Pas très différent du LSD !
Qui
apprécie les choses? En Inde, dans certains textes classiques
spirituels on parle du "grand renonçant, du grand agissant et
du grand appréciateur". S’ il n'y a personne, qui goûte, qui
se réjouit ?
Les
réponses que je pourrais donner sont théoriques, nous pourrions en
débattre des heures, et c'est aussi et encore le hamster qui
revient !
La
question de Ramesh Balsekar, quand je lui présentais des
descriptions « très inspirées » du pourquoi et du
comment de la Vie, me désarmait avec sa question : « Qui
donc veut savoir ? »
« Qui
donc veut savoir ? » est une question essentielle. Mais ce
n’est pas nécessairement le moi qui veut savoir. ( ?)
Il
me semble que si ! C'est la recherche d'un sens spécifique,
d'une explication dans un contexte de vie forcément limité, que
l'on appelle généralement « ma vie ».
Au
début, je trouvais que c'était de la lâcheté intellectuelle, une
sorte de tamas
comme on dit en Inde, l'âge sombre du déni intellectuel. Mais il
est apparu bien plus tard que ce dont cette question parle est tout
autre:
La
vie est une histoire, une fresque, un roman dont parle aussi
Jourdain. Espérer autre chose que cela à travers une
« théorie unifiée de l'Univers » est tout
simplement oublier que ce qui se passe alors est juste la création
d'une « théorie unifiée de l'Univers » :
une autre histoire !
The
world is the totality of facts, not of things. (Wittgenstein)
The
universe is made of stories, not atoms. (Muriel Rukeyser)
Pourquoi
sommes-nous (du moins la plupart d’entre nous) toujours attirés
par les sensations fortes ? Dans les moments de vide, il y a le
mental qui veut autre chose. Pourquoi sommes-nous dans une demande
d’intensité ?
C'est
plutôt un raccourci pour faire taire le mental ratiocinant. Quand
tous les sens sont en éveil, l'attention au maximum, le corps-esprit
concentre son énergie dans l'action, sa propre survie. Il a cette
sagesse innée qui coupe tout ce qui n'est pas utile : ce flot
de pensées continues, qui décrit une chose qui n'existe que de part
ce flot : MOI.
Et
en cette absence remarquable, ou même juste en son allégement, la
vie continue plus fraîche, plus brillante, spontanée, … vécue.
Au-delà
des nombreuses pensées qui nous encombrent, il y a quelque chose de
plus subtil à voir : ce que Stephen Jourdain nommait
« l’image-moi ». C’est ce qui semble le plus
difficile à dépasser. Voir que cette image est là ne suffit pas ?
Alors ?
Effectivement,
la plupart des pensées ne sont pas le problème qui nous concerne.
C'est une espèce particulière que l'on chasse ici, dans cette
traque métaphysique. C'est bien un animal familier dont il s'agit,
c'est même une des façons dont il échappe en quasi permanence à
notre arme : on ne va quand même pas tuer son chien ou son chat
adoré : des animaux si mignons, inoffensifs et INTIMES !
La
solution est de ne pas se laisser ramollir et de tuer froidement
tout ce qui a l'apparence ou la consistance d'une pensée-moi, celle
qui décrit un sujet à la vue de l'objet « moi ». L'arme
de la discrimination est bien sûr très utile, ces animaux détestent
être sous les feux des projecteurs.
Mais
il y a d'autres techniques, dont celle de l'absence « d'importance
personnelle ». Cela a été décrit en détail dans les
approches chamaniques de Carlos Castaneda, et c'est aussi l'essence
des mystiques soufis, chrétiens, ou bouddhistes. Si une pensée-moi
apparaît, elle est non seulement vue mais lue avec une sorte de
« détachement » alimenté par cette compréhension
profonde : Je suis CELA, intouchable, il n'y a rien à craindre
à laisser tomber ce pantin issu de pensées délirantes.
Dans
les moments où je suis conscient d’être conscient, il y a
derrière une conscience de cela, et encore derrière conscience,
cela semble ne pas s’arrêter. Est-ce que cela vous évoque
quelque chose ?
OUI.
C'est une porte d'entrée à cet infini qu'est Conscience consciente
d'elle-même. Cela se résout dès que l'expérience « sujet -
conscient de - objet » se résorbe en une expérience unitaire
où il n'y plus de possibilité d'une quelconque distance.
Pouvez-vous
en dire un peu plus ?
C'est
drôle, cette question ! C'est une parfaite illustration de
comment Maya fonctionne, c'est totalement magique. Au lieu de
permettre une lecture et une compréhension au premier degré et de
s'y tenir, le mental va demander une explication À PROPOS DE. Et de
fait va créer une porte de sortie pour maintenir le statu-quo
(de sa propre existence!).
J'ai
moi-même erré des années à échapper au message non-duel
(pourtant simplissime) en cherchant des « explications ».
C'est
très proche du mouvement qui nous fait surfer pendant des heures sur
Internet à la recherche d'éléments, tout cela pour éviter de
juste FAIRE notre dissertation, qui est la seule possibilité d'une
vraie conclusion.
Y-a-t-il
après l’éveil une Conscience ou juste un flux ?
Difficile
à dire, le concept même de « Conscience » est abandonné
à un certain point. Une question/réponse illustre bien le pourquoi
de sa disparition :
« Conscience »
définie par rapport à … quoi d'AUTRE ??
Il
n'y a que CELA.
J’ai
été très frappé par une idée de Ciaran Healy que vous citez :
« Tout ce qui te demande plus de deux secondes à comprendre
est faux. » C’est une affirmation d’une importance
capitale. Est-elle toujours juste ?
C'est
un très bon indicateur de ce qui n'est pas l'Épice dont parle Luis
Hansa. La compréhension de ce que l'on n'est pas demande du temps,
elle est très différente de la Compréhension de notre nature
Réelle, qui elle n'a pas besoin de temps : Elle inclut le temps
et l'espace et se situe … en amont.
Le
chercheur est le dernier obstacle, me semble-t-il. Mais s’il n’y
a pas recherche, rien ne bouge. Alors ?
C'est
vrai, j'en parle dans le livre : « J’ai
rencontré un nombre impressionnant de désabusés de la
non-dualité qui proclament :“ Puisqu’il n’y a rien à faire,
oublions tout ça et faisons la fête ”. Ils ne se rendent pas
compte qu’ils génèrent ainsi les signes avant-coureurs de
non-Éveil ! »
La
recherche n'est pas un problème, et de fait contient en son sein un
chercheur. La solution la pire serait de faire du « non-faire »
par une « non-recherche » pour imiter « l'absence
de chercheur ». La recherche continue tant qu'il y a un
chercheur, et il est vrai qu'elle s'arrête après, faute de ...
combattant !
C'est
une fois de plus prendre une description pour une prescription qui
génère cette confusion. La clef du paradis est dans cet abandon
total de « ce qui devrait ». Si recherche il y a, ainsi
soit-il.
Le
chercheur n'est jamais l'obstacle car en réalité il n'existe pas.
C'est une conception correcte de dire « le chercheur est le
dernier obstacle » mais ce qui est erroné serait de penser que
supprimer le chercheur résoudra cette énigme.
Le
mirage s'évaporera de lui-même, le moment venu. Ou pas ;-)
Que
diriez-vous de cette définition de Svâmi Prajnânpad : « La
libération est la totale relaxation au niveau physique, émotionnel
et mental. »
C'est
un autre paradoxe : comment pourrait-on être relaxé à quelque
niveau que ce soit quand la Vie nous assaille de toutes ses forces ?
Et pourtant on parle bien de Paix inébranlable, non ?
Cette
relaxation n'est pas celle du corps-esprit, mais bien celle de CELA
qui accueille/anime/crée ce corps-esprit.
« And
the peace of God, which surpasses all understanding, will guard your
hearts and your minds in Christ Jesus. »
Philippians 4:7
Je
me sens maintenant, de plus en plus, dans le lâcher-prise ou
l’abandon. Dans une forme de paix. Mais c’est peut-être un
piège ?
Pas
du tout !! C'est la porte ouverte à la Possibilité. Après une
clarté intellectuelle, vient des fois un moment de Dark
night of the Soul ,
de sentiment d'insignifiance totale de la vie, qui en réalité vient
plutôt de l'insignifiance de MA vie. Mais ce n'est pas toujours le
cas.
Ensuite
se met souvent en place un moment étrange, qui est une forme
« d'attente sans attente » comme définie par Jean Klein.
Un espèce de no
man's land
(nom très approprié!) qui est le terrain fertile à « autre
chose ». C'est – comme en parle Francis Lucille – un
terrain d'atterrissage totalement prêt à accueillir… les anges
qui éventuellement passeraient par là :-)
Voir aussi ce lien sur Éveil Impersonnel ainsi qu'une autre partie de cette même interview sur le site méditationfrance®.
© Éditions Accarias-L'Originel/Éveil Impersonnel