Ayant expliqué comment une compréhension véritable survient seulement après que l’ignorance — sous la forme d’une connaissance conceptuelle, soit abandonnée, Ashtavakra se met maintenant à décrire l’état de celui qui vraiment connaît la Vérité :
« Seul celui qui est satisfait, dont les sens sont détachés de leurs objets et qui se délecte de son unité avec l’univers, peut être considéré devenu un jnani et un yogi ». (157)
« Oh, Celui qui connaît la Vérité ne fait jamais l’expérience de la misère dans ce monde car le monde entier est empli de lui-même. » (158)
« Les objets des sens n’ont plus aucun attrait pour celui qui demeure dans le Soi, tout comme les feuilles amères du nîm ne peuvent satisfaire l’éléphant capable de se délecter des feuilles du sallaki. » (159)
« Rare au monde est celui sur lequel les expériences ne laissent aucune trace, et qui ne rêve de jouissances encore à venir. » (160)
« Il est possible de trouver en ce monde ceux qui courent après les gratifications sensuelles comme ceux qui rêvent d’illumination. Mais rare en fait est la grande âme qui ne se soucie ni de jouissance matérielle ni d’illumination spirituelle. » (161)
« L’homme sage ne souhaite pas plus la dissolution de l’univers qu’il ne s’intéresse à sa persistance. Le bienheureux vit parfaitement satisfait de tout ce qui se présente dans la vie. » (163)
Ce que dit Ashtavakra semble assez simple, mais renferme une signification bien plus profonde qui peut échapper à une écoute hâtive et superficielle. Le sage dit : « Seul celui qui est satisfait, dont les sens sont détachés de leurs objets, et qui se délecte de son unité avec l’univers, peut être considéré comme devenu un jnani ou un yogi. » Il y a là un risque évident de confusion entre cause et effet s’il n’est pas accordé une pleine attention à ce verset. L’impression générale — et l’enseignement en général — est que pour « réaliser » l’illumination, « on » doit être satisfait, détaché et apprécier la solitude. Ce que le sage est en train de dire, c’est que la satisfaction, le détachement, et l’abandon au soi sont le résultat ou les conséquences de la survenue de l’illumination. La solitude n’entraîne pas l’illumination. Quand l’illumination survient, il se produit une méditation en laquelle il n’est pas de méditant individuel. L’abandon au soi survient de même, dans le sens où il n’est ressenti nul besoin de compagnie. Il faut bien comprendre qu’habiter le soi ne signifie pas que la compagnie devient inacceptable. Ce que cela signifie, c’est que si le jnani est en compagnie, il participe à tout ce qui se passe, sans aucune implication, assistant en simple témoin à ce qui se produit. Quand il n’y a rien à voir, les sens ne courent pas après leurs objets. L’esprit se tourne en dedans et la méditation s’installe. C’est l’état que Ramana Maharshi appelle l’état naturel (sahaja shiti). La Conscience prédomine, mais la réponse aux sens, à l’ouïe, à l’odorat, etc. est extrêmement passive. Cet état de non-témoin (quand il n’est rien à observer) et l’état de témoin ‘se porte sur les choses’) (quand quelque chose se passe) alternent dans le cas du jnani de manière très souple en fonction des besoins du moment. C’est comme changer de vitesse en voiture sans y prêter attention en fonction des nécessités de la circulation.
Ce que cela signifie réellement est qu’il n’est pas nécessaire de se retirer au cœur d’une forêt pour obtenir l’illumination. Vous pouvez être dans votre environnement normal, suivre le cours naturel de votre vie et pourtant voir advenir l’illumination, s’il y a une vraie compréhension. La compréhension est que chaque être humain individuel, en tant que part de la totalité de la manifestation, est simplement l’expression objective du sujet non manifesté. Comme tel, il ne lui est jamais possible d’avoir une volition individuelle pour décider et agir en tant qu’agissant séparé. L’illumination ne survient pas parce que vous avez abandonné femme, famille et richesse. Il se passe que, au travers d’une véritable compréhension, l’illumination se produit, l’attachement à ces objets disparaîtra. Les objets ne sont pas un obstacle, seul l’attachement aux objets fait obstacle. L’attachement aux objets des sens ne cesse qu’avec la conviction que toute la manifestation et son fonctionnement sont un théâtre de rêve. Jusqu’à ce qu’une telle conviction s’installe, il est vain d’essayer d’abandonner quoi que ce soit. Quand une telle conviction surviendra-t-elle ? Seulement lorsque les objets des sens ayant été complètement satisfaits, il est réalisé combien une telle satisfaction est creuse et illusoire. La suppression délibérée des désirs est vaine car c’est nécessairement le « moi » qui « décide » de les abandonner. Quand la conscience de l’illusion du « moi » est elle-même réalisée, toute la perspective et toute l’attitude s’en trouvent alors changées.
Ce dont le jnani se délecte, ce n’est pas de sa solitude, mais de l’unicité de l’univers. Solitude signifie isolement. L’unicité est ressentie même dans une foule lorsqu’il n’y a pas la séparation du « moi » et de « l’autre ». En fait, il n’est réellement pas question d’isolement ou de solitude, parce qu’il n’est véritablement pas « quelqu’un » pour se sentir isolé ou seul. « Moi » comme « l’autre » sont seulement un concept. Personne ne voit ou n’entend. Il n’est que voir et entendre. Le voir et le vu, l’entendre et l’entendu n’ont rien de personnel en soi. Les deux sont la Conscience impersonnelle. La compréhension de ce seul fait entraîne la compréhension de l’unicité de l’univers, qui est impersonnalité même. L’illumination signifie le retrait de la personne illusoire dans l’impersonnel.
Dans ces versets, le sage dit que ce qui caractérise l’« homme sage », l’« être rare », la « grande âme », est le fait qu’il vit dans ce monde comme s’il n’y était pas. En d’autres mots, il vit dans ce monde comme s’il jouait un rôle dans un théâtre de rêve. Les objets des sens ne l’attirent plus. Les expériences ne laissent aucune trace en lui. Il ne court pas plus après le plaisir des sens qu’il ne rêve d’un éveil spirituel. Il est indifférent aux motivations variées de la vie — dharma, artha, kama, moksha. En fait il n’est même pas concerné par le fait de vivre ou de mourir.
Que signifie tout cela ? Cela signifie tout simplement qu’il n’y a pas de « moi » individuel du tout. D’où les mots « demeurer en le Soi » et « unicité de l’univers ». Cela signifie que le sage, l’être en qui s’est produit l’éveil, pense et vit verticalement dans un monde de karma qui se déplace horizontalement. Le mouvement horizontal est l’écoulement du temps, dans lequel chaque action devient une cause suivie d’une réaction ou d’un effet. Pour le sage, l’esprit divisé de la personne individuelle s’est guéri dans la globalité de l’impersonnel. Aucune expérience, aucun évènement ne se trouve enregistré en une quelconque réaction individuelle particulière, et ce type d’inaction du sage n’est évidemment pas compréhensible pour le commun des mortels. Le commun des mortels est lié au karma — action/réaction, cause/effet — alors que le sage en qui s’est produit l’éveil est libre de réaction particulière. En fait, c’est la vision verticale (l’impersonnelle observation de toutes choses) du sage qui est la conséquence de la compréhension véritable, la libération des liens du karma. Vision et vécu vertical de cet ordre ne peuvent être pratiqués comme une méthode. Seuls les individus identifiés éprouvent de l’intérêt pour une méthode à pratiquer en vue d’atteindre un certain objectif. Tout ce qui est nécessaire, c’est une compréhension en tant que telle, dépourvue de la présence d’un « comprenant » individuel.
Quand il est clair que tout ce qui est, est Conscience, l’univers et tout ce qu’il contient, y compris les êtres humains, perd toute importance. C’est en relation avec ce fait que le sage dit que « la sagesse ne souhaite pas plus la dissolution qu’elle n’éprouve d’intérêt pour la persistance. » La vie et la mort sont pour lui des termes dénués de sens. Tant que la vie continue, et que l’organisme corps-mental fonctionne, il vit parfaitement satisfait de jour en jour, dans l’accueil de tout ce qui se présente en l’instant.
Ashtavakra poursuit :
«Le corollaire de cette compréhension suprême est que le sage, l’esprit fragmenté rétabli dans son unité, vit dans une bienheureuse satisfaction, jouissant de la vue, de l’ouie, du toucher, de l’odorat et du goût » (164)
« Il n’a ni attachement ni aversion pour les objets de ce monde et par conséquent il n’est pas ballotté dans l’océan du samsara. Son esprit est vacant, ses actions sont dénuées de motivation personnelle, et ses sens ne sont pas attirés par leurs objets. » (165)
« Le sage ni ne se tient éveillé ni ne dort, ses yeux ne sont ni ouverts ni fermés. L’être libéré jouit de cet état en toutes circonstances. » (166)
« Le libéré se trouve toujours établi dans le Soi. De cœur pur, il vit libre de tout conditionnement en toutes circonstances. » (167)
« Voyant, entendant, touchant, sentant, goûtant, acceptant, parlant, marchant, la grande âme, libre de tout effort ou non-effort, est réellement émancipée. » (168)
« L’être libéré ne connaît ni l’injure ni la louange. Il ne se réjouit ni ne s’irrite. Il ne donne ni ne reçoit. Il est libre d’attachement pour quelque objet que ce soit. » (169)
« La vue d’une femme voluptueuse ou celle de la mort qui approche laisse celui à la grande âme, établie dans le Soi, également serein. Il est réellement libéré. » (170)
« L’homme stable qui voit l'égal en tout ne fait pas de différence entre bonheur et malheur, homme et femme, prospérité et adversité. » (171)
« Chez le sage dont l’attachement à la vie du monde s’est éteint, tu ne trouveras ni compassion ni violence, ni humilité ni insolence, ni émerveillement ni excitation. » (172)
« L’être libéré n’a pas plus d’aversion pour les objets des sens qu’il ne les convoite. Il jouit de ce qui se présente, avec un esprit parfaitement détaché. » (173)
« Demeurant toujours dans le Soi, le sage à l’esprit vacant n’élabore aucun concept sur les contraires tel juste et faux, bien et mal. » (174)
« Dépourvu à la fois du sentiment « moi » et « mien », sachant avec une ferme conviction qu’en réalité rien n’existe, ayant ses désirs intérieurs au repos, l’homme de compréhension n’agit pas, même si les apparences semblent indiquer qu’il le fait. » (175)
« C’est un état indescriptible celui qui vient à l’homme de compréhension dont l’esprit s’est dissous, en qui la conceptualisation a cessé, et qui est totalement libre d’illusion, de rêve et d’abattement. » (176)
Le sage communique magnifiquement la transformation qui s’est opérée. Comme Jnaneshwar le dit deux mille ans plus tard : l’esprit divisé est rétabli dans sa totalité quand vous pouvez voir votre visage sans l’aide d’un miroir. Un sage chinois, le Sixième Patriarche Hui-neng révéla ainsi la Vérité à son persécuteur, « Quand tu ne penses pas « bien » et que tu ne penses pas « pas-bien », quel est ton vrai Soi (visage originel) ? » Tout ce qui était estimé acceptable ou inacceptable, agréable ou désagréable, meilleur ou pire était un jugement édicté par l’esprit divisé du concept-moi. Chaque fois qu’un tel jugement était éliminé, le concept-moi était absent, et ce qui subsistait est l’esprit-entier, le visage originel.
La compréhension suprême se produit avec la réalisation qu’il n’y a rien à chercher. En effet quand vous Le cherchez, Cela disparaît, et quand vous cessez de Le chercher, vous ne pouvez Lui échapper. Le sage vit heureux et satisfait, il voit, entend, touche, sent et goûte avec la pleine compréhension que Cela est le non-manifesté de ce qu’il voit, entend, touche, sent et goûte. Toute expérience sensorielle et conceptuelle est une illusion. Ceci est le dedans du dehors dont nous sommes entourés de tous côtés, ce dedans qui est le Royaume de Dieu, la pure Conscience, le non-manifesté duquel tout se manifeste mais non en tant que choses séparées.
L’homme sage est totalement conscient de l’identité entre samsara et nirvana. Dans l’esprit holistique de l’homme sage, le samsara est vu comme nirvana dans une expression objective, alors qu’en même temps, il sait que tous deux sont des concepts et en tant que tels ni l’un, ni l’autre n’existent. L’homme ordinaire sépare les deux puis tente de voir le nirvana à travers l’esprit divisé du samsara, et en conséquence se trouve « ballotté dans l’océan du samsara ». L’homme sage est conscient de ne plus être un objet se prenant à tort pour le sujet d’autres objets, parce qu’il s’est désidentifié (plus exactement il s’est produit une désidentification) du rôle de sujet séparé. Dans une telle désidentification l’homme sage ne fait qu’être témoin de ce qui arrive sans aucune implication personnelle. Et quand rien ne se présente au témoin il y a cet état de non-témoin.
Le mode de vie de l’éveillé ou de l’homme sage qu’Ashtavakra a décrit pourrait être qualifié de vie libre ou de vie heureuse ou nouménale. Son fondement est la claire compréhension que le soi-disant individu, en tant que simple instrument, ne peut tout simplement pas vivre selon son bon plaisir ou ses quatre volontés. En fait, il ne vit pas « sa » vie mais est vécu par la vie. Il est vécu comme un personnage de rêve dans ce théâtre de rêve. Ni le personnage apparaissant dans un rêve personnel ni un personnage dans ce monde vivant ne peuvent exister en tant qu’entités personnelles séparées. Tous deux sont des marionnettes qui ne font que réagir aux sollicitations extérieures, évènements sur lesquels ils n’ont pas de contrôle. Une acceptation inconditionnelle de ce fait signifie vivre dans la liberté. Il n’est alors pas de restriction du fait d’une volonté personnelle et de son exercice (arrêter des choix). Vivant ainsi il n’est ni passé ni futur, ni attraction ni rejet, ni sommeil ni veille car tout cela se résume à des conditions conceptuelles fondées sur le temps alors que l’être éveillé vit toujours dans l’instant.
Dans ce vivre libre (ce vivre nouménal) il n’est nullement question de s’attacher à quoi que ce soit. Quoi que ce soit qui se présente tout est accepté inconditionnellement (toutes les réactions étant complètement spontanées, sans aucune implication personnelle). Ce qui n’arrive pas n’est ni regretté ni convoité. Quoi que ce soit qui survienne le témoin l’observe simplement. N’est-ce pas là une vraie liberté, une libération des exigences de la volition ? L’asservissement à la volition est ressenti chaque fois qu’il y a l’impression de ne pas vouloir faire un choix, le souhait que l’on n’ait pas une décision à prendre. La liberté, c’est le soulagement des anxiétés liées aux conséquences des choix ou des décisions. Une totale liberté de cet ordre résulte d’une acceptation sans équivoque du : « Non pas ma volonté mais la Tienne, Seigneur », fondement de tous les enseignements de tous les Maîtres de toutes les écoles de libération. L’acceptation n’est pas totale si le « moi » continue à faire des efforts délibérés, personnels, pour « réaliser » quoi que ce soit, serait-ce l’illumination. L’acceptation est vraiment totale lorsque toutes les actions se produisant à travers les organismes corps-mental (y compris le sien) sont acceptées comme le fonctionnement de la Totalité, l’expression de « Ta volonté ».
La vie actuelle d’un sage, en raison de son naturel même, de son apparence ordinaire, passe souvent inaperçue en dépit du fait qu’il gère habituellement affaires de la vie courante et problèmes pratiques avec une extraordinaire souplesse. Il est une sorte d’élégance non consciente d’elle-même, un talent naturel.
Ashtavakra dit que l’esprit, le comportement (le regard) de l’homme sage, de l’homme de compréhension, est « vacant ». Ce qu’il entend par là, c’est qu’il paraît vide à l’homme ordinaire dont le propre regard (comportement) est toujours coloré par un jugement sur tout ce qu’il perçoit, beau ou laid, bien ou mal, etc. L’homme de compréhension par contre perçoit tout comme son reflet propre, comme l’expression objective du noumène subjectif.
Extrait inédit du livre "Le Duo de l'Un", de Ramesh Balsekar, à paraître aux Édition Aluna.
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Voici un message de Jean-Pierre Chometon, fondateur des Éditions Aluna :
Chers amies et amis,
L’imprévu est certain d’arriver,
alors que ce qui est attendu pourrait ne jamais survenir.Sri Nisargadatta Maharaj
Aluna éditions se tranforme en société pour devenir un véritable éditeur indépendant.
C’est dans Aluna, monde de l’esprit, que se trouveraient les principes de vie et les potentiels, dont les formes physiques seraient de simples reflets.
Aluna est à la fois souffle de vie, mémoire, potentiels et intention.
Les Kogis se disent les « grands frères » et veillent sur l’équilibre du monde.
Créée en 2010, Aluna Éditions a déjà publié dans sa Collection Advaïta, un ouvrage de Wayne Liquorman. Une oeuvre de son maître, Ramesh Balsekar, est en cours d’édition. Une troisième publication est prévue : un recueil de portraits en noir et blanc de sages contemporains.
Aluna Éditions souhaite maintenant développer d’autres collections, ouvertes non seulement à la spiritualité – plus spécialement à la non dualité – mais aussi aux traditions et arts d’Orient et d’Occident, à la découverte des peuples et des cultures.
Ces textes accompagneront le lecteur dans son questionnement et son cheminement vers la connaissance de soi, des autres, et du monde qui l’entoure.
Notre objectif est de constituer une société pour laquelle nous recherchons des investisseurs, mais également de constituer une équipe structurée (responsable de collection, une équipe pour sélectionner les ouvrages, une équipe de traducteurs, un ou plusieurs graphistes...).
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Je vous remercie du fonds du cœur pour le soutien que vous pourriez apporter à ce projet.
Jean-Pierre Chometon
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