mardi 14 février 2017

• Un espace paisible et silencieux - Thierry Janssen


La spiritualité hindoue désigne cette pure conscience d’être – le « Je suis » qui observe les agrégats de l’Ego sans s’identifier à eux – par le concept d’âtman (de atta, en pali : le souffle, le principe de vie, l’essence). Pour les hindouistes, l’âtman est le vrai Soi, le principe immortel et libre, le divin qui réside en chacun, l’âme individuelle dont la nature est, selon l’Advaita Vedanta (philosophie de la non-dualité), identique à celle du brahman – l’âme universelle, la base divine de toute existence, la Conscience infinie qui se connaît en tout ce qui existe, la Réalité ultime dont la manifestation (maya) n’est qu’une illusion, le Soi suprême qui ne peut se définir qu’en énonçant ce qu’il n’est pas (neti-neti : ni ceci, ni cela).

La spiritualité bouddhiste, de son côté, considère que l’existence d’un Soi individuel (âtman) ou d’un Soi universel et absolu (brahman) n’est pas compatible avec l’impermanence et la vacuité de tous les phénomènes. Pour les bouddhistes, tout est vacuité (synyata) ; les phénomènes sont vides de substance propre car ils ne sont jamais créés à partir de rien (ils sont toujours dépendants d’autres phénomènes ou agrégats et ils se transforment sans cesse) ; de ce fait, un phénomène, quel qu’il soit, ne peut être défini par une nature qui lui serait propre, il est défini par l’ensemble des rapports qu’il a avec les autres phénomènes (le karma – loi d’interdépendance et de causalité) ; il n’existe donc aucune âme ni aucune essence à trouver, mais la simple agrégation de phénomènes conditionnés (skandha). Dès lors, les bouddhistes parlent d’anâtman (le non-soi). Et, plutôt que d’identifier un Soi, il décrivent différents niveaux de conscience. Tout d’abord vijnana : la conscience discriminante (ou connaissance discriminante) qui fait partie des cinq agrégats (phénomènes éphémères) qui forment l’Ego, et qui se décline en six modes de connaissance : visuel, auditif, olfactif, gustatif, tactile, et intellectuel. Ensuite alayavijnana : véritable conscience intégrative (conscience réceptacle de toutes les autres), elle aussi changeante et transitoire, à la fois source et produit du karma, cause et manifestation de klistamanas (le mental souillé qui, du fait de sa croyance en l’existence d’un Ego séparé, construit un Moi à partir de la conscience intégrative). Enfin amalavijnana : la pure conscience, absolument non personnelle et non duelle, dans laquelle se fond la conscience intégrative lorsque l’Éveil se produit.

Ainsi, pour les bouddhistes, il ne peut donc y avoir d’Absolu à rechercher ou à trouver, mais simplement une conscience pure (amalavijnana) qui, au-delà du mental, s’éveille et constate la vacuité de toute chose. Pour un bon nombre de philosophes bouddhistes cette pure conscience est immuable et permanente, ni produite, ni détruite, inconditionnée, au-delà de la pensée ; totalement libre, elle observe et contient tous les phénomènes sans s’identifier à eux. La notion de brahman de l’hindouisme correspond à cette pure conscience – la conscience-source, infinie, que l’on pourrait qualifier (comme le font parfois les bouddhistes à propos d’amalavijnana) de Conscience cosmique tant elle est vaste et contient tout ce qui est créé.

La non-dualité de la pure conscience dont il est question dans l’Advaita Vedanta hindouiste se retrouve donc dans le bouddhisme (particulièrement dans le bouddhisme Mahayana dont font partie le Chan chinois, le Zen japonais et le Dzogchen tibétain ; peut-être moins clairement dans le bouddhisme Theravada répandu en Asie du Sud-Est). Elle est présente dans le taoïsme (avec les concepts tao – la « mère du monde », principe qui engendre tout ce qui existe – et wu ji – la vacuité absolue, unité primordiale, réservoir de tous les potentiels, qui se manifeste à travers la dualité yin et yang du tai ji). On la retrouve dans la plupart des enseignements ésotériques des grandes religions ; par exemple dans l’expérience des grands mystiques chrétiens (comme les Pères du désert, Jean de la Croix, Maître Eckhart), dans le soufisme, ou encore dans la Kabbale juive. Ainsi que chez bon nombre de philosophes occidentaux (notamment chez les présocratiques Héraclite et Parménide, chez les stoïciens Sénèque et Marc-Aurèle, chez le néoplatonicien Plotin, ainsi que chez Baruch Spinoza, Arthur Schopenhauer, Edmund Husserl, Martin Heidegger et Karl Jaspers).

Sans forcément aller jusqu’à l’éveil mystique qui dissout complètement l’identité de l’Ego dans la pure conscience de l’unité de ce qui est, nous pouvons tous apprendre grâce à la méditation à nous désidentifier des agrégats qui constituent le Moi. Au-delà de la confusion de nos sensations, des perturbations de nos émotions et du bavardage de nos pensées, nous découvrons alors, en nous, un espace paisible et silencieux dans lequel l’Ego se désagrège en ses multiples constituants. Du coup, nous réalisons l’impermanence et la vacuité de ce que nous croyions être nous. Nous comprenons que le « je » qui réalise cela n’est encore qu’un des agrégats qui constitue le Moi (on pourrait assimiler ce « je » à la conscience alayavijnana). Ce « je » là s’écrit avec un « j » minuscule pour souligner son impermanence ; il sent, il perçoit, il éprouve, il pense, il dit, il fait, il possède ; son identité varie en fonction de ses actions (des actions qui sont en fait des réactions conditionnées) ; il est condamné à agir (disons même : à réagir) pour perpétuer son sentiment d’exister ; il ne connaît jamais la complète tranquillité. Plus notre méditation s’approfondit, plus notre « je » devient un « Je » que nous pourrions écrire avec un « J » majuscule pour en souligner le caractère non personnel et permanent. Ce « Je » là ne pense pas qu’il est. Il est. Il est hishiryo – « au-delà de la pensée » – disent les bouddhistes zen japonais. Il est wu wei – « non-agir » – disent les taoïstes chinois. Il est non-action (en tout cas non réaction), silence et paix, infinie sérénité, vacuité absolue, source de tous les possibles, pure conscience. Il ne peut dire que « Je suis ». Il est wu ji. Il est brahman ouamalavijnana. Il est Bouddha. Il est Allah. Il est Le Caché, Celui qui n’a pas de nom. Il est Dieu. Il est Soi. Peu importe comment nous l’appelons, ce qui compte ce ne sont ni les mots ni les représentations mais l’expérience que nous en faisons.

Faire l’expérience du Soi plonge notre Ego dans un espace paisible et silencieux où il se dissout. Cela ne veut pas dire que le Moi est détruit mais simplement qu’il ne dirige plus les mouvements de notre existence. L’espace du Soi est un lieu d’acceptation totale et entière de ce qui est – un lieu d’amour inconditionnel – qui permet de contempler le Moi tout en accueillant ses différents constituants dans la conscience, sans que celle-ci ne doive s’identifier à autre chose qu’elle-même en train de contempler le Moi. C’est un espace de liberté dans le sens où les réactions conditionnées du Moi, jusqu’alors non conscientisés, ne s’enchaînent plus de façon aussi automatique et chaotique. Des actions effectuées en pleine conscience peuvent alors être posées, inspirées par le Soi (sous la forme de véritables inspirations – intuitions), dans le but de perpétuer le silence et la paix du Soi.

La pratique méditative permet de découvrir que le silence et la paix du Soi sont toujours là, accessibles à l’arrière-fond (au-delà des sensations, des émotions et des pensées), comme un noyau profond recouvert par la personnalité (bavarde et agitée) de l’individu. Nous pourrions donc parler de l’Essence de l’être dans le sens où le silence et la paix du Soi (le silence et la paix de la pure conscience non personnelle) constituent la nature première et ultime de l’être – ce qui est présent depuis le commencement et qui sera présent jusqu’à la fin mais qui ne peut être perçu que dans l’instant présent. Le mot « essence » vient de essentia en latin, qui veut dire « la nature d’une chose », un mot qui vient deessere : « être ».

Postuler que notre nature véritable est pure conscience paisible, silencieuse et non personnelle implique que cette conscience est partagée par tous les êtres humains, devenant ainsi non pas la conscience de chaque individu mais la Conscience qui se manifeste en chaque individu. Cela pourrait laisser penser que cette Conscience existe de toute éternité. En d’autres mots : parler d’essence pourrait nous obliger à soutenir la thèse de l’existence d’un monde des idées distinct du monde des sens (comme le faisait Platon) ou d’un dieu transcendant et immortel dont la substance se trouverait en chaque individu. Opter pour ce genre de thèse obligerait alors à considérer la pure conscience du Soi comme un état absolument non conditionné par le mental et totalement indépendant du fonctionnement cérébral. Quelques chercheurs qui étudient les cas de NDE (expériences proches de la mort) envisagent cette possibilité. Néanmoins, la plupart des scientifiques considèrent que le phénomène que l’on appelle « conscience » est étroitement lié au fonctionnement du cerveau.

Pour eux, l’activité cérébrale engendre plusieurs types de consciences (nous avons vu que les bouddhistes parlent de plusieurs vijnana) : une conscience perceptive et discriminante (visuelle, auditive, olfactive, gustative, tactile, intellctuelle) qui dit « je vois, j’entends, je sens, je goûte, je perçois, je comprends » ; une conscience intégrative des précédentes (alayavijnana) qui procure une identité à l’individu en lui permettant de se percevoir comme un Moi qui dit « je perçois, je comprends et je pense donc je suis une personne », du fait de sa croyance en l’existence d’un monde formé d’objets séparés les uns des autres (klistamanas) ; et, enfin, une conscience capable de suffisamment de recul (amalavijnana) pour, dans un premier temps, observer la conscience intégrative en train de créer le sentiment personnel d’être un Moi et, dans un second temps, générer le sentiment non personnel de l’existence d’un Soi originel et universel qui dit simplement et sereinement « Je suis conscient » et même plus simplement encore « Je suis ». Cette conscience pure n’émergerait que dans certaines conditions, soit spontanément (comme cela se produit lors d’une fulgurance de conscience ou lors de ce que l’on appelle un Éveil spontané), soit au cours d’une quête spirituelle (durant laquelle l’entraînement au calme mental et à l’amour inconditionnel prépare à un Éveil qui se produit sans que l’on cherche à l’obtenir). La pure conscience jaillirait alors au-delà du mental, totalement déconditionnée des automatismes mentaux, sans qu’il n’y ait plus d’identification à une conscience qui dirait « je suis conscient d’être ceci ou cela », pouvant seulement constater que « Je suis » (« Je suis indépendamment de ceci ou de cela). Cette pure conscience (que nous appelons aussi le Soi) ne pense pas, elle n’interprète pas, elle n’explique pas ; elle ne sait rien à propos des êtres et des choses, elle les connaît ; elle perçoit l’essence calme et paisible qui est en tout ; elle communique de Soi à Soi, dans un plan de transcendance où les notions de temps et d’espace n’ont plus lieu ; elle contemple la vacuité de tout ce qui se manifeste (elle voit que rien n’existe en dehors de l’interdépendance des phénomènes) ; elle est la vacuité absolue (l’espace paisible et silencieux qui n’est pas vide mais tongpa nyi, comme disent les Tibétains – tongpa : le vide inconcevable, nyi : la possibilité que tout peut advenir ; cette vacuité qui est un vide plein, un espace de tous les possibles, le lieu où, grâce à l’interdépendance des phénomènes, tout peut apparaître, se transformer et disparaître). Cette pure conscience non personnelle embrasse l’unité du monde, elle est « tournée vers le tout », tant à l’intérieur de l’individu qu’à l’extérieur ; elle englobe l’univers (unus en latin : un ; versus : tourné vers), elle devient universelle. Telle une lumière, elle diffuse sa sagesse à travers un bon sens relié à l’essentiel, dans le respect de l’équilibre et de l’harmonie qui permettent à la vie de se perpétuer.

Voir la totalité de ce texte sur le site de Thierry Janssen : L'école de la présence thérapeutique