jeudi 12 mars 2015

• Le Rien - Stephen Jourdain


Causeries et discussions bastiaises
2006-2007
Extraits significatifs

Un sujet voyant sans yeux ni lumière
un objet sans apparence qui n'est autre
que le sujet voyant, se voyant.
Tel est le miracle de la conscience.
Stephen Jourdain
"Les propos de Steve Jourdain étaient d’une fulgurance à vous couper le souffle. Certes, il avait, au fur et à mesure du temps, élaboré son propre langage, mais ce qui était certain c’est qu’il n’avait copié personne. Une grammaire inédite émanait directement, comme il aimait à le souligner lui-même, de cette chose qui lui était tombée sur la tête à l’âge de seize ans."
"Sa liberté de langage révélait une pratique métaphysique de haut vol. Son discours n’avait strictement rien à voir avec toutes ces élucubrations de maîtres spiritualisants, qui aujourd’hui surgissent de toutes parts, se gargarisant de formules récurrentes qu’ils rabâchent à tour de bras. Ici, il s’agissait d’une rupture totale."
Charles Antoni
Le thème principal de ses ouvrages gravite autour de ce qu'il appelle un geste intérieur qu'il nomme également « l'éveil » :
« Je suis resté une heure ou deux éveillé, dans l’obscurité, œuvrant « l’éveil », grattant l’allumette et provoquant la flamme - qui était une même chose que le geste par lequel je la faisais brûler - et jouant un peu avec cela, je crois, avec émerveillement. Le lendemain matin, ma première pensée a été « l’éveil », et savais-je toujours faire le geste ? J’ai découvert que oui, je savais, que cette chose miraculeuse était toujours là, et qu’elle serait présente jusqu’à ma mort, car je n’oublierai jamais le geste. »


Extraits publiés avec l'aimable accord des Éditions Charles Antoni - L'Originel : 

Esprit. Être. Étonnement.

L’Esprit, unique assise et unique substance
de toute chose.
Esprit pur. Pur de quoi ? D’étendue.
Spatialiser l’esprit, c’est le crime de lèse
esprit.
L’esprit est insitué et insituable.
Entends comme brame en avril
La rame viride du bois
A. Rimbaud


Frapper à la porte de l’être. Comment ?
En s’étonnant d’être.
La culmination de l’étonnement :
l’étonnement d’être.
Pas d’étonnements mineurs, inféconds.
Tomber simplement bouche bée est un
accomplissement.
Un étonnement peut en cacher un autre.
Ci-dessous, quelques notations - rendant, je
l’espère le son léger de la drôlerie - allant dans
le sens de ce qui vient d’être dit.


La vue de l’oreille humaine me fiche un
coup ; je regarde cet entonnoir cartilagineux
sculpté de saillies et de creux, et suis saisi par
une incrédulité gréée de stupeur.
A un moindre degré, un pied, surtout nu,
me fait le même effet.
Je me découvre soudain une furieuse envie
d’en découdre sur le mystère de cet appendice
(devrais-je parler d’organe ?), glabre chez
l’homme, velu chez l’animal.


En quoi, grand Dieu, un pied - en termes
vulgaires, un panard - spectacle banal s’il en
est, usé jusqu’à la trame par une fréquentation
qu’on peut sans risque qualifier de journalière,
justifie-t-il qu’on s’ébahisse !


Et me voici creusant sous la pellicule de mon
étonnement ; tombant en arrêt devant une
interrogation qui me tarabuste depuis l’enfance.
Pas la peine de chercher bien loin pour vous
en communiquer la teneur :
Mon voisin de table vient de poser
machinalement l’un de ses pieds sur l’autre ;
par mimétisme, je l’imite ; nous voilà au coeur
de l’affaire !


Entre la sensation induite chez cet homme
par ce geste anodin, et celle que présentement
j’éprouve à mon tour, existe-t-il une différence,
même minime ?
Réponse sans affèterie ni calcul : PAS DE
DIFFÉRENCE, identité absolue des deux
sensations.


Serais-je fou depuis ce temps lointain qui me
vit passer du lait maternel au Pelargon Orange ?


L’hypothèse de ma folie doit être retenue.
Combien de fois n’ai-je pas clamé : « L’oeil de
la pensée est un oeil de verre » ; ajoutant dans la
foulée : « Un coup de pied dans la fourmilière
de la quête et de la non-quête ! »


Pour votre gouverne, sachez que dans le
passé je me suis enhardi maintes fois à soumettre
à mon interlocuteur une question plus
insidieuse et révoltante encore :
Pouvez-vous, cher Monsieur (ou cher
Ami, ou plus cavalièrement, cher Dushnok),
mettre le doigt sur ce qui pourrait distinguer
la précieuse impression que vous avez d’être
vous-même, cela même que chacun entend
par le mot moi, et cette même fondamentale
impression s’épanouissant chez votre serviteur ?
Pressentant quelque piège dans ma question,
le type s’est débrouillé pour noyer le poisson.


En vertu de quelle inconscience, de quelle
abyssale inconscience, un être s’estimant dans
la pleine possession de ses facultés, peut-il indéfiniment
faire l’impasse sur l’universalité de
l’intuition « moi » !


Si le monde tournait à l’endroit, nul doute
que nous nous inclinerions devant la primauté
de ce raptus : moi ; et obéirions à la demande
instante qu’il nous fait de le DEVENIR ; ayant
dès lors parcouru l’étrange chemin qui mène à
l’Être, nous SERIONS.


Fais le voyage jusqu’au tréfonds de l’intimité
de toi-même, et sois.


Personne, jamais, ne crédite l’autre d’une
conscience semblable à la sienne ; il n’y a donc
pas que moi qui suis fou.
La vieille dame attendrissante qui traverse la
rue en boitillant ; le malabar devant son demi,
captivé par l’exploration de ses fosses nasales ;
le bel homme vieillissant paradant à destination
d’une galerie féminine imaginaire.
Pas un seul de ces représentants de la gent
humaine qui ne perçoive en son semblable un
strict vide subjectif ; pas un sujet, un OBJET.
Comment une telle représentation de l’autre
pourrait-elle s’accompagner de compassion ?