mercredi 29 janvier 2014

• Une attention à l’attention - Jean Klein


ÊTRE - Approche de la non-dualité
Jean Klein

1973
Abbaye de Royaumont

Il nous faut faire connaissance avec nous-mêmes, avec notre corps, avec notre psychisme, avec la démarche de notre pensée. Habituellement nous dressons un « opposé » au conditionnement qui nous choque. Coléreux, nous nous efforçons de devenir paisible, nous engageant ainsi dans un autre conditionnement. Ou bien encore nous avons recours à diverses évasions. Avec de tels procédés, nous sommes contraints de parcourir éternellement le même cercle vicieux. Il ne nous reste donc plus qu’une attitude de pure observation qui nous permettra de connaître notre terrain, de saisir sur le vif les activités de notre corps, de notre psychisme, les démarches de notre pensée, nos motivations. Dans une première phase, l’observateur éprouve quelques difficultés à être impersonnel, sans choix, il dynamise l’objet, il s’en rend complice. Puis vient un moment où s’installe entre l’observateur et l’objet une zone neutre et les deux pôles perdent leur charge. L’observateur est silence et immobilité, l’objet conditionné n’est plus alimenté. 

Qu’est ce qui nous pousse à agir ? Est-ce que l’action nécessite un motif, par exemple la recherche d’un bien-être ? 

À certains moments, seuls avec nous-mêmes, nous éprouvons une immense carence intérieure. Cette carence est la motivation mère qui engendre les autres. Le besoin de combler cette carence, d’étancher cette soif, nous pousse à penser et à agir. Sans même l’interroger, nous fuyons cette insuffisance, nous cherchons à la combler, tantôt par un objet, tantôt par un autre, puis, déçus, nous courons d’une compensation à l’autre, d’échec en échec, de souffrance en souffrance, de guerre en guerre. C’est là le destin auquel se voue la plus grande partie de l’humanité. Certains se résignent à cet état de choses jugé par eux inévitable. 
Regardons-y de plus près. Trompés par la satisfaction que nous procurent les objets, nous constatons que ces objets prometteurs entraînent satiété et même indifférence. L’objet nous comble un court instant, nous mène à la non-carence, nous renvoie à nous-mêmes, puis nous lasse, il a perdu cette magie évocatrice. Donc la plénitude que nous avons éprouvée ne se trouve pas dans l’objet, c’est en nous qu’elle demeure. L’objet pendant un instant a la « faculté » de la pousser à se révéler et nous concluons à tort que l’objet fut la cause de la plénitude. 
Dans les instants de joie, celle-ci existe en elle-même, et l’objet n’est plus présent. Par la suite, en évoquant cette joie, nous lui surimposons par erreur un objet qui selon nous en fut la cause. Nous objectivons la joie, y référant par la mémoire qui lie l’un à l’autre, alors qu’ils ne sont pas de même nature. Nous constatons que la perspective dans laquelle nous nous sommes engagés, c’est-à-dire la perspective objective, est incapable de nous procurer la plénitude durable. Celle-ci est située en nous-mêmes. Nous avons constaté qu’au moment où nous parvenons à cette plénitude, à cette paix, l’objet soi-disant cause et occasion de cette paix n’est pas présent, il est complètement éliminé, complètement résorbé dans l’expérience. 

Pouvez-vous nous parler de la perspective objective et de ses rapports avec la joie non duelle ? 

Pour pouvoir situer l’expérience, il me semble indispensable d’analyser fondamentalement l’objet qui est pris par erreur comme pouvant contenir la paix et la suffisance. Si nous examinons un objet, nous pouvons constater qu’il n’est rien au fond que sensorialité, sensation. Sans celle-ci : vision, audition, toucher, etc., il n’y a pas d’objet. 
Sur cette sensation, nous surimposons une idée de l’objet, c’est-à-dire qu’un objet est uniquement là quand il est pensé, il est concept. Quand ceci est véritablement, profondément compris : qu’un objet n’est rien d’autre que sensation, idée, et que notre vision précédente nous a montré que l’objet ne contient pas ce que nous cherchons, que se passe-t-il ? Il y a une élimination qui se fait. La sensation s’élimine parce qu’elle ne contient pas ce que je désire profondément, pas plus qu’elle ne contient ce que je cherche. Nous n’éliminons pas pensée et sensation, mais elles s’éliminent de nous. Les choses se détachent de nous, elles se détachent de nous comme un fruit mûr se détache de la branche. 

Ne serait-il pas mieux, plutôt que de saisir les objets qui ne contiennent pas ce que je cherche, de les refuser ?


Les deux procédés sont la même chose : refuser ou saisir, c’est la même chose, ces deux démarches conduisent à un conflit nouveau. Il existe un état sans désir. Quand vous ne cherchez plus à compenser, il y a un état de non-désir, il y a suffisance. 
Il ne s’agit pas ici de refuser l’objet, l’objet vous apparaît alors comme quelque chose qui ne contient pas ce que vous cherchez. S’il y a un endroit où vous pensez avoir mis quelque chose, vous fouillez et constatez que la chose n’est pas là. Alors vous recommencez encore, vous fouillez à nouveau, peut-être deux ou trois fois, vous y revenez. À un moment donné, vous avez fouillé effectivement partout et vous n’avez pas trouvé l’objet. Que se passe-t-il à ce moment-là ? C’est le lieu qui vous quitte en tant que contenant l’objet. Vous ne quittez pas le lieu. De la même manière, l’objet vous quitte. 
C’est un processus complètement organique. Si cette élimination a été pleinement accomplie, dès que la soustraction a été faite minutieusement, que rien n’a été omis, qu’il ne reste aucun résidu, à ce moment-là nous sommes renvoyés à nous-mêmes, à ce que nous sommes essentiellement, dans un état de solitude, de silence dans lequel on s’éveille. Cet état de silence, cette attention silencieuse, cette attention pure, est, si je peux m’exprimer ainsi, une attention à l’attention. Elle est dégagée de toute conception de durée, de volume, temps et espace, et, en fait, ce siège de la Conscience, ce noyau, cet axe de gravité de notre être autour duquel la personnalité s’est greffée, contient notre Véritable Nature, laquelle est au-delà de tout conditionnement et c’est la seule voie. 
C’est uniquement de ce point de vue que nous pouvons réguler notre nature corporelle, psychique, mentale. Si d’autres tentatives de déconditionnement sont entreprises par une approche psychologique, nous restons toujours dans le cercle vicieux. Il y a déplacement de certaines énergies qui se sont localisées et fixées. Nous les déplaçons d’un point à un autre mais nous ne les libérons pas. C’est uniquement l’ultime régulateur, c’est-à-dire la Conscience, la Non-Personnalité, qui est capable de déconditionner notre nature biologique, affective, mentale. 

Dans quel sens employez-vous ce terme : l’ultime régulateur, c’est-à-dire la Conscience ? 

Nous occupons par habitude le point de vue de ce qu’on peut appeler la personnalité, l’ego. De ce point de vue là, nous sommes dans un état de choix constant, nous choisissons l’agréable, nous évitons le désagréable, nous cherchons la sympathie, nous évitons l’antipathie. On pourrait dire que le corps et toute la structure qu’il contient et qui représente notre personnalité, sont orchestrés en fonction de cet ego. Celui-ci exploite le corps, la pensée, et le psychisme, il intervient dans la démarche naturelle de la pensée, du corps. Inutile de dire qu’à partir du point de vue où nous nous plaçons, celui de la personnalité, nous employons uniquement un fragment de nos virtualités, notre cérébralité utilise à peu près un tiers de ce dont nous sommes capables. 
Si ceci est constaté, c’est-à-dire, si au moment où nous objectivons cette personnalité, nous nous situons spontanément en dehors d’elle, nous nous plaçons comme étant celui qui la perçoit, nous pouvons dire que nous occupons désormais un état impersonnel. Cette non-personnalité est l’essence, est la source de la personnalité, mais elle n’exploite pas, comme le fait l’ego, le corps, le mental, la pensée. Nous nous plaçons au point de vue transpersonnel, toute la personnalité trouve une intégration dans cette non-personnalité. Elle y trouve sa source, elle y trouve effectivement son centre de gravité. C’est dans ce sens que l’on peut parler alors de régulateur, pas dans un sens actif ; il agit par sa simple présence. 
Du point de vue de cette non-personnalité, qu’on peut aussi la position du non-choix, le choix se fait spontanément, mais nous ne choisissons pas. Cette position est éminemment morale, éthique, esthétique et fonctionnelle. Ce choix est forcément toujours adéquat à toutes les situations. Il n’a pas besoin d’être contrôlé et c’est à ce moment-là seulement que le corps et le mental trouvent leur liberté et leurs possibilités illimitées. Mais la non-personnalité, la conscience, n’intervient pas comme un régulateur actif, celle-ci joue le rôle d’un régulateur par sa simple présence, et non par un dynamisme orienté. 

C’est donc seulement par la vision juste de la nature des objets que je verrai les choses changer, sans moi ? 

Oui, nous utilisons le mot changer. En fait, la non-personnalité se fait sentir sans dynamisme et absolument indépendamment de toute volonté ; on peut lui donner le nom de Grâce. Cette démarche d’élimination, ce discernement sont toujours accompagnés par l’apparition de la Grâce, par un changement. Celui-ci intervient toujours indépendamment de nous. Dès l’instant où nous voulons changer, nous employons des résidus du passé, de nous-mêmes, nous ne pouvons pas changer, le vrai changement est un inconnu. Vouloir changer veut dire projeter, imposer un inconnu à un inconnu. Nous le faisons très souvent et nous tournons en rond en créant des conflits. C’est toujours par un effet de la Grâce que l’inconnu devient connu. C’est un résultat, celui qui découle d’avoir compris profondément quelque chose. 
Pour employer une certaine analogie, quand vous prenez le cordon de votre robe de chambre pour un serpent, vous êtes effrayé, vous ressentez une immense terreur, et c’est en scrutant la nature de ce serpent que vous ne verrez en lui qu’un cordon. Que ce passe-t-il à ce moment-là ? Toute votre anxiété, toute votre terreur vous quitte, elle meurt d’elle-même. 
Dès l’instant où vous avez compris quelque chose et que vous ne conceptualisez pas cette compréhension, la compréhension est silence et celui-ci est le changement. Il y a résorption du problème, fin de la dualité. 

L’attention que nous portons à l’égard des conflits dans le monde, et celle que nous portons à nos conflits internes, individuels, cette attention peut-elle la même : une même observation délivrée de l’ego ? 

Le conflit résulte uniquement de notre point de vue fragmentaire, or le fragment est toujours un déséquilibre. Partant de ce point de vue, nous ne pouvons que créer de nouveaux fragments et des déséquilibres, et des conflits. Les sociologues et les économistes qui veulent éliminer le conflit social en créent forcément un nouveau. Les sociologues se figurent que le conflit est en dehors de l’individu, or il est créé par l’individu. Il n’y a rien à changer à notre société, il n’y a qu’à changer notre point de vue. 
Si nous quittons le point de vue fragmentaire, celui de l’ego, pour nous placer dans un point de vue impersonnel, celui de la conscience, il n’y a plus de conflit, mais tant que nous occupons ce point de vue fragmentaire et personnel, nous créons continuellement de nouveaux conflits, nous les déplaçons, mais ils demeurent toujours. Le monde lui-même ne présente aucun conflit, c’est nous qui le créons de toutes pièces. Tant qu’un homme considère son corps comme étant lui-même, il est soumis à ses glandes, à ses sécrétions internes, à ce que je pourrais appeler son conditionnement, mais s’il réalise que ce corps n’a aucune réalité, je veux dire, aucune indépendance, qu’il dépend toujours de celui qui le perçoit, il constate qu’au fond le corps n’est rien d’autre qu’un objet. À ce moment-là, une chose extraordinaire se produit, l’homme n’est déjà plus complice de tout cet héritage. Il va se trouver aligné et harmonisé selon le point de vue impersonnel. Son action est désintéressée, adéquate à toutes les situations, à toutes les conditions, à tous les problèmes. Il en découle un épanouissement où le corps trouve sa propre sagesse, la Conscience, c’est elle qui est le foyer, et de ce foyer, les étincelles sortent et se perdent, nous nous identifions à elles par erreur, mais nous ne sommes pas elles qui ne sont que des fragments. De ce foyer la dualité est abolie. 

Vous avez dit que dans ce que vous appelez la position de non-choix, on est toujours adéquat à une situation donnée, comment cela peut-il être ? 

La position du choix est une position fragmentaire. Quand vous partez d’un fragment, il en découle une action fragmentaire qui engendre un conflit et un déséquilibre. La position du non-choix implique une disponibilité totale face à l’actuel. L’action qui en découle naît de l’harmonie implicite de l’unité de la vie, qui ne comporte ni contraire, ni contradiction. 
La position du non-choix, du Soi, est une position de l’Unité, de l’Un. Il n’existe rien en dehors de lui. À partir de cette position-là, nous transcendons le triple temps : passé, présent, futur. Nous transcendons la dualité du bien et du mal, là où l’on dit : j’aime ou je n’aime pas, où l’on est dans un état positif ou négatif. C’est une position libre de toute mémoire, une position d’entière insécurité, mais dans cette entière insécurité, nous trouvons la sécurité constante. Partant de cet état, si quelqu’un vous apporte une béquille pour vous procurer une soi-disant sécurité, c’est à ce moment-là que se crée l’insécurité : comme quelqu’un qui aurait trouvé l’équilibre parfait lui permettant de marcher sur une corde, puis, brusquement, on veut le prendre par la main et le soutenir, on lui fait perdre cet équilibre. 

Comment peuvent intervenir dans notre expérience les techniques de Yoga et les régimes alimentaires ? 

Il ressort de ce que nous avons pu dire de cette expérience, que ce foyer de créativité, la Conscience, qu’elle ne se situe pas dans un cadre corporel, affectif, mental. Je m’interroge moi-même aux différents moments de ma vie et je constate que je suis toujours poussé d’un objet à un autre par une profonde anxiété, peur, insécurité, incertitude, et nous avons vu que l’on ne peut pas trouver la sécurité dans un cadre, dans les objets dont la nature est insécurité, sensation, émotion, pensée, qui sont en continuelle apparition et disparition. De plus, ils changent continuellement à travers les quatre âges : enfance, adolescence, maturité et vieillesse. Si cette expérience transcende ce cadre, pour quelle raison voulez-vous le manipuler, le dilater ? 
Nous pouvons bien entendu observer qu’un corps complètement encombré par des aliments non appropriés nous a laissés depuis notre enfance chargés de résidus, créant ainsi une immense opacité, nous privant de toute transparence et de l’acuité de nos sens. Il est intéressant d’amener un tel corps à un certain processus d’élimination de ces encombrements, et en même temps, lui donner une alimentation appropriée à cette machine. Lorsqu’il est alimenté d’une façon adéquate et saine, il se produit forcément une élimination de ces encombrements. Tout notre organisme réagira d’une façon différente et cela entraînera incontestablement des réactions sur le plan psychique. Certaines formes de yoga peuvent nous rendre conscients des encombrements du corps. 
Les âsanas peuvent aussi attirer notre attention sur la lourdeur de notre corps : combien il nous apparaît comme étant épais, encombrant, opaque, non transparent. Vous vous libérez également des encombrements et nourrissez votre corps avec le souffle. Tout cela est vrai, je vous l’accorde, mais à condition que ce soit fait avec beaucoup de justesse. Nous ne devons pas perdre de vue la perspective non objective dont nous avons parlé. Vous ne trouverez pas, grâce à ces exercices, ce que vous cherchez profondément, c’est-à-dire vous libérer profondément de votre anxiété. 

© Publié avec l'aimable accord des Éditions Almora, que nous remercions.


mercredi 1 janvier 2014