mercredi 30 janvier 2013

• La parole décapante - Stephen Jourdain



Préface
Installés dans la grande demeure forestière du Col de Vizzavona, près de la gare, assis face à face, sur de confortables fauteuils du salon, chaque jour Steve et moi échangions nos idées autour de "comment va le monde", et cela pouvait durer des soirées entières, à n'en plus finir. Les propos de cet éveillé sauvage étaient si décapants que j'essayais, tant bien que mal, de déchiffrer ce qu'il voulait me transmettre. J'éprouvais parfois la sensation que ma tête allait exploser. 

Il nous arrivait de partir en escapade pour aller déjeuner dans un restaurant du village de Vivariu, à la cuisine traditionnelle, tenu par une vieille dame que Steve connaissait bien et avec laquelle nous devisions sur l'avenir de l'île. Nous allions aussi au bord d'une de ces rivières si typiques de la Corse,  étincelantes et d'une pureté absolue, où Steve me faisait la démonstration des possibilités surprenantes de son corps, plongeant directement, sans hésiter et sans se soucier de la température de l'eau ; il semblait imperméable à toutes sortes de stimuli extérieurs.

Lors de nos échanges, à mes questions Steve répondait par de longs monologues en une langue ciselée, précise, quasi poétique. L'écouter était des plus captivant, les phrases semblaient sortir d'elles-mêmes en un flot ininterrompu, sans aucun effort. Peu importait le lieu où il se trouvait, une avenue en ville, au bord de la mer, en voiture, il pouvait aborder n'importe quel sujet, cela s'écoulait spontanément en un mouvement naturel.

Sa liberté de langage révélait une pratique métaphysique de haut vol. Son discours n'avait strictement rien à voir avec toutes ces élucubrations de maîtres spiritualisants, qui aujourd'hui surgissent de toutes parts, se gargarisant de formules récurrentes qu'ils rabâchent à tour de bras. Ici, il s'agissait d'une rupture totale.

Les propos de Steve Jourdain étaient d'une fulgurance à vous couper le souffle. Certes, il avait, au fur et à mesure du temps, élaboré son propre langage, mais ce qui était certain c'est qu'il n'avait copié personne. Une grammaire inédite émanait directement, comme il aimait à le souligner lui-même, de cette chose qui lui était tombée sur la tête à l'âge de seize ans. S'en était-il vraiment remis ?

Sa découverte était née du cogito ergo sum de Descartes qu'il avait trituré dans tous les sens, formule dont il avait fini par entrevoir le sens caché, mais qui dans le même temps l'avait totalement foudroyé. Comment survivre à un choc semblable ? Dans sa jeunesse, ce privilège que la nature lui offrit ne le fit pas très bien voir de l'intelligentsia parisienne qui sévissait à cette époque-là. Beaucoup le rejetèrent. Il ne fut soutenu que par quelques intellectuels dont Jean Paulhan. On pourrait qualifier Stephen Jourdain de " Rimbaud de la métaphysique". A la différence du poète qui abandonna tout pour vivre une vie de vagabondage en Abyssinie, lui poursuivit sa vie sociale et assuma comme il le put son rôle de père de famille.

Pour tenter d'approcher sa pensée je lus La flèche de talc, Éveil, et Cette vie m'aime, trois ouvrages fascinants écrits dans sa jeunesse, essayant de comprendre tant bien que mal ce bibi comme il le nommait lui-même. Ce bibi me causait bien des problèmes, mais en définitive la chose me paraissait de plus en plus simple, bien qu'il me fût alors difficile de l'appréhender. Tous les jours je revenais à l'assaut et Steve repartait de plus belle dans ses pérégrinations métaphysiques. Son intelligence créatrice semblait jouer en maître de ballet avec  les concepts les plus affûtés, coupant sans vergogne la tête à toutes nos croyances. Nous étions en pleine verticalité.

Nos rencontres furent régulières durant trois ans, de 1990 à 1993, avant que nos chemins ne se séparent et que chacun continue de vivre ce qu'il avait à vivre. Stephen Jourdain, un être d'exception, à qui seul le temps offrira sa juste place.

Chapitre 1
Retourner au « Je me sais » fondamental

Charles Antoni : Comment commencer le travail ?

Stephen Jourdain : On peut commencer à travailler mais en ayant impérativement situé,  auparavant, la demeure dans laquelle on travaille, et la demeure c’est : mon esprit. Quand je dis mon esprit, je ne jette pas le discrédit sur mes sensations, sur mes sentiments... La demeure c’est tout de même bien l’esprit. Et c’est au sein de cet esprit que la partie va être gagnée ou perdue, et à notre insu puisqu’on n’y fait aucune espèce d’attention.

Il y a un miracle qui s’opère, c’est tout de même le miracle fondamental,  qui est le fondateur de notre propre présence, de notre propre existence, et hors duquel  nous n’aurions aucune sensation ! Ce serait le néant de nous-mêmes. Dans toutes les régions  de nous-mêmes ça ne serait que le néant de nous-mêmes. Ce miracle c’est le miracle par lequel l’être intérieur que je suis,  le sujet intérieur que je suis, peu importe la terminologie,  se connaît lui-même directement,  et non pas intellectuellement… c’est bien ça le miracle !

C’est le miracle de ma propre présence intérieure s’apparaissant à elle-même : « je me sais, je suis au  courant de moi-même… ».  Non pas je le sais parce que le journal me l’a appris, ni parce que  ma pensée me l’a appris, ni parce que j’ai réfléchi à la question : « Je suis au courant de moi-même ». Non ! 

Il y a ce savoir fondamental qui est celui qu’on trouve le matin quand on se réveille, quand on fait ce retour à la conscience, cette chose miraculeuse qui se met en place : « je me sais ». 

Il y a « je me sais », et puis il y a, bien sûr, « je me sais me sachant », puis « me sachant me sachant ».

L’essentiel c’est ça, ce qu’il faut creuser c’est ça, tout le reste on s’en fout totalement.

Comment faire pour creuser cette évidence !

C’est très, très, difficile de dire comment ! Ça fait dix mille ans que les hommes essayent de  balbutier un enseignement àpropos de la manière dont il faudrait se conduire pour creuser « la chose ». C’est effroyablement difficile !

Mais enfin, il y a tout de même ce fait établi c’est que « moi », ce « moi » dont nous pouvons dire qu’il est si attendrissant et si adorable, ce petit moi qui se parle à lui-même, non pas de façon narcissique, mais de façon fraternelle, et qui se parle sans mentir, sans se mentir, ce petit moi est une émanation de la conscience. Sa texture est le pouvoir qu’il a de se connaître lui-même en tant que tel. Mon existence, je ne peux pas la séparer du pouvoir que j’ai de me reconnaître existant. C’est la même chose. Mon existence s’anéantirait si elle ne se connaissait pas elle-même.

L’espèce de transparence fondamentale de mon existence à elle-même fonde mon existence ! Cette espèce de transparence fondamentale de ma propre présence à elle-même fonde ma présence ! Je suis parce que je me sais ! Au sens du terme de « conscience ». Et c’est tout l’être dont je dispose, qui est infini, et qui se trouve condensé dans ce savoir, dans ce reflux de la conscience sur elle-même. 

Hormis ce « je me sais » fondamental, nous ne sommes rien, nous sommes un néant. Donc le problème c’est d’essayer d’approfondir, de s’enfoncer et de retourner dans ce « je me sais » fondamental.  Et en faisant cela, on s’enfoncera dans l’existence.

Voilà le programme ! Après cela, bien sûr, il y a comment y arriver, c’est une autre paire de manches. On peut essayer directement, puisque en ce moment, maintenant, immédiatement, tout de suite, dans ton esprit, ton moi se sait lui-même. Alors, peut-être qu’il est un peu distrait, parce qu’il faut qu’il réponde à ce fou qui gesticule, mais au fond de toi-même, il y a bien quelqu’un, ce quelqu’un c’est toi qui s’appelle « moi », et ce moi est au courant de sa propre existence de façon absolument naturelle et immédiate. Alors, je me sais. Tu peux toi, humainement, essayer de faire monter cette espèce de flamme et de la faire vivre plus intensément : « je me sais », de l’inventer… d’assumer cette auto-connaissance. On peut essayer, en tous cas, ça ne fait pas de mal.

© Publié avec l'aimable accord des Éditions Charles Antoni - l'Originel

Voir également cette entretien de Charles Antoni, à propos de Stephen Jourdain, sur Radio Ici & Maintenant.


lundi 28 janvier 2013

• Il n’est que perception - Ramesh S. Balsekar

© Dominica, portait extrait de son ouvrage :
"Perles de Conscience : À la rencontre d'Êtres remarquables" - Aluna Éditions 

Voici un extrait du livre de Ramesh S. Balsekar « Le Duo de l’Un » paru chez Aluna Editions, préfacé par Nicole Montineri. Le livre est disponible sur le site de l’éditeur www.alunaeditions.com


Ashtavakra dit :

« Quoi que tu perçoives c’est ton propre reflet. Les différentes parures, telles les amulettes, les bracelets de poignets ou de chevilles, peuvent-elles exister autrement qu’en tant qu’or ? » (139)

« Abandonne toute distinction telle « Je suis ceci » et « Je ne suis pas cela ». Sois convaincu que tout ce qui est, est Conscience. Libre de tout concept, sois heureux. » (140)

« Seule l’ignorance fait que l’univers paraît exister. En dehors de toi en tant que Conscience ou Réalité, rien n’existe. En dehors de toi, il n’est ni soi individuel, ni soi transcendantal. » (141)

« Celui qui comprend avec conviction que l’univers n’est rien qu’illusion devient libre du désir. Avec la conviction que rien n’existe en dehors de la Conscience, s’installent paix et sérénité. » (142)

«  Sois convaincu que cet océan apparent de l’univers manifesté n’est en réalité rien d’autre que Conscience. Tu n’es véritablement concerné ni par l’asservissement ni par la libération. Vis libre et heureux. » (143)

« Oh, pure Conscience que tu es ! Ne te soucie pas de concept d’affirmation et de négation. Demeure dans le silence du bonheur éternel que tu es, et vis heureux. » (144)

« Abandonne toute conceptualisation. N’aie ni croyance ni concept d’aucune sorte. Tu es la Conscience éternellement libre. Comment penser peut-il t’aider en quelque façon ? » (145)

Quelle formidable supplication pleine de passion le sage adresse-t-il à l’individu illusoire ! En fait, le sage est pleinement conscient que ce dialogue se déroule entre la Conscience universelle, impersonnelle et la conscience identifiée, personnelle, part du processus dans la durée phénoménale de l’évolution spirituelle. Il joue cependant à la perfection le rôle de l’enseignant. Il sait qu’il s’agit de la lîla, le fonctionnement de la Totalité de la manifestation, le scénario du rêve, écrit, produit et dirigé par la Conscience, qui en joue également tous les personnages.
C’est justement ce à quoi pense le sage quand il dit « Tout ce que tu perçois est ton propre reflet ». L’observateur est ce qui est observé. Qui perçoit ? La Conscience est celui qui perçoit. Le corps n’est simplement que le mécanisme à travers lequel se produit la perception. En l’absence de conscience, le corps (qui n’est qu’un agrégat de matériaux) ne peut rien percevoir. Le « percevant » individuel (que s’imagine être l’ego) est tout autant objet que ce qui est perçu. Les deux sont l’expression objective de la Conscience subjective. C’est dans cette perspective que le sage apprend à son disciple que tout ce qu’il perçoit (en tant que percevant individuel illusoire), est « ton propre reflet ». Tous deux sont des objets et ce qui véritablement perçoit est la Conscience. A proprement parler, il n’y a ni percevant, ni chose perçue ; il n’est que perception en tant que fonctionnement subjectif. L’objet observateur et l’objet observé ne sont simplement que les deux extrémités du processus de perception.
Cet aspect de l’enseignement de l’Advaita — que l’observateur est la chose observée et que tous les objets au sein de la totalité de la manifestation sont les expressions de la seule Réalité subjective — est le fondement même de l’enseignement, et la chose la plus difficile à accepter pour le mental-intellect. L’expérience m’a appris que l’image suivante s’est montrée efficace dans bien des cas : supposez que vous ayez été photographié dix fois dans dix costumes différents, avec à chaque fois un grimage approprié. L’observateur non informé pensera naturellement qu’il s’agit des photos de dix personnes différentes. Mais vous, vous savez que sur toutes ces épreuves le personnage réel n’est jamais que vous même. Tout ce qui se passe en ce monde c’est que la Conscience crée des milliards et des milliards d’objets (en représentation d’elle-même) qui constituent la totalité de la manifestation. La Conscience insuffle en quelques uns de ces objets (animaux et être humains) un aspect d’elle-même appelé « sensibilité ». Cela leur donne un sentiment de présence individuelle par lequel ils se considèrent eux-mêmes comme des individus séparés, comme des entités séparées des autres. En réalité tous sont des représentations tridimensionnelles d’Elle sous différentes formes, différentes dimensions, chacune nantie de caractéristiques singulières, en une infinie variété.
Par une belle image poétique, le sage Jnaneshwar dit que c’est Shakti (Conscience-en-mouvement, ou énergie première activée) qui a donné à Shiva (Conscience-au-repos, sans forme, non-manifestée) son existence même et son statut, la forme et le nom (nama-rupa), à travers la manifestation de l’univers. C’était comme si Shakti avait eu honte que son conjoint, en dépit de toute son impressionnante potentialité, puisse être sans forme et sans nom, et ainsi  elle décidât qu’il avait besoin d’ornementation (dans l’infinie variété de la manifestation). Il fait aussi remarquer que la manifestation, l’apparence, comme la réflexion d’un objet dans le miroir, apportent la preuve de l’existence non pas de deux objets, mais seulement de l’existence de l’objet originel. L’Unicité fournit l’illusion de la dualité afin de faire la preuve de sa propre existence.
 Cette notion de la chose perçue étant votre propre reflet présente un autre aspect, un aspect pratique visible dans la vie de tous les jours. Prenez le cas d’une personne connue pour sa mauvaise humeur qui, se voyant souhaiter « Bonjour » par une belle journée d’été, va répondre par : « Qu’est-ce que cette journée peut donc bien avoir de bon ? ». Ce que vous voyez dépend de votre humeur, et vos humeurs sont elles-mêmes le reflet de votre intime compréhension. Celui qui a été conditionné à être exagérément circonspect et suspicieux, va naturellement considérer chaque personne qu’il rencontre comme un ennemi. Ce qu’il perçoit sera teinté par son conditionnement. Lorsqu’un tel conditionnement existe, il est non seulement vain mais encore vraiment frustrant de se voir demander « d’aimer son prochain ». L’amour du prochain ne peut survenir qu’en présence d’une compréhension suffisamment profonde pour pénétrer le conditionnement antérieur. Cette compréhension est que les êtres humains sont tous des créations de la même Conscience, expressions objectives de la même Réalité subjective. Chacun est conçu et créé avec certaines caractéristiques données de telle sorte que la Conscience dans son fonctionnement en tant que Totalité peut engendrer des actions fondées sur ces caractéristiques à travers les organismes concernés.
Une telle compréhension implique une acceptation du fait que tous les êtres humains sont simplement des instruments à travers lesquels fonctionne la Totalité. En d’autres termes, quand le « moi » en tant qu’entité séparée disparaît, comment les « autres » peuvent-ils subsister ? Qu’il y ait un zéro ou un milliard de zéros, ce qui existe n’est qu’un zéro à moins que derrière ces zéros il y ait un « un » (ou plus) ! Une telle compréhension entraîne l’acceptation du fait que toutes les actions qui se produisent à travers un organisme corps-mental ne sont pas les actes d’une entité individuelle. De ce fait, une « insulte », par exemple, perd tout son sens en l’absence d’un « moi ».
La norme dans la vie de tous les jours, c’est la séparation. Ce qui n’est pas vu, c’est que dans une telle normalité existent conflits et malheur. Ainsi le sage dit que faute de l’abandon de cette séparation du « moi et mien » d’avec le « non-moi et non-mien » il ne peut y avoir de bonheur. Et pourtant ce renoncement à la séparation est considéré comme irréalisable et anormal. C’est là que se trouve la conception erronée : l’être humain veut conserver sa division  et cependant il demande le bonheur, qui est la caractéristique essentielle de la Conscience « holistique ». Voilà réellement le problème fondamental du chercheur. Intuitivement il ressent l’unicité de l’univers et il est profondément conscient de la vibration universelle de l’unité. Cependant il souhaite faire l’expérience du bonheur de cette existence universelle du nouménal en tant qu’entité individuelle séparée dans le phénoménal. Il ne réalise pas que le sentiment impersonnel de présence — l’impersonnelle Conscience universelle — est l’état normal, et n’est pas, comme il l’imagine à tort, une aberration ou un état altéré de la Conscience. C’est la séparation qui est une aberration et par conséquent source de conflit et de malheur.
Le sage dit : « Abandonne toute distinction telle « je suis ceci » et « je ne suis pas cela » ». Le mot ordinaire en Sanskrit pour « abandonne » est tyaja, mais le sage utilise le mot santyaja. Il y a une grande différence entre les deux ; tyaja est plutôt de la nature d’un ordre ou d’une instruction, alors que « santyaja » implique un sentiment de foi et de conviction, un sentiment de totalité et de permanence. Dans les autres versets de cette série, le sage essaie de bien faire comprendre au disciple les raisons intellectuelles qui pourraient favoriser la transformation d’une compréhension intellectuelle en une conviction intuitive. La distinction entre les deux mots est de l’ordre de ce qui distingue les efforts personnels vains d’un dépendant pour se libérer de sa dépendance, et la soudaine impulsion divine qui occasionne l’abandon de la drogue. La séparation entre le « moi » et le « non-moi » est une sorte d’aberration (une dépendance), qui appelle une aide « extérieure », et le guru est l’instrument par lequel une telle aide extérieure devient disponible le moment venu.
Il est un autre aspect plus subtil au sujet de cette question du « renoncement » (ou du « lâcher prise »). Il existe une sorte de renoncement qui fondamentalement est le renoncement à une chose pour en obtenir une autre plus tard. Mais il en existe aussi un plus authentique, où quelque chose est lâché parce que nuisible ou inutile, tout simplement, et non pas nécessairement en échange de quelque chose de plus acceptable. Il s’agit d’abandonner un concept ou une illusion à partir d’une conviction de son caractère illusoire, sans autre motif. Le sage ne dit pas qu’abandonner la séparation entre « moi » et l’ « autre » apportera le bonheur, il dit simplement que lorsque cette séparation illusoire se perd, ce qui subsiste est bonheur. En d’autres mots, l’état originel d’unicité est bonheur, et la séparation est une sorte d’éclipse de cet état. Avec la fin de la séparation, l’état originel de bonheur prévaut dans son état virginal. Il ne s’agit pas de se débarrasser d’une plus petite maison pour en acheter une plus grande !
Le sage alors poursuit et explique que c’est par ignorance que l’univers paraît exister, et que autre que Conscience rien n’existe. Ignorance signifie séparation. La séparation consiste à se considérer comme une entité indépendante, séparée du reste du monde. La question évidente à ce stade serait : comment cette séparation fondamentale s’est-elle produite ? La réponse est simple — le premier clivage s’est produit à cause du clivage entre l’observateur et la chose observée, le sujet et l’objet. Cette division est en fait le mécanisme nécessaire à la fonction subjective d’observer ou de percevoir. C’est un fait simple. Si cela est véritablement compris dans sa pleine intensité, la seule réaction possible serait que les yeux se ferment et que l’esprit « se vide » — au moins pour quelques instants, jusqu’à ce que l’observateur (le « moi », le mental) réapparaisse en tant qu’observateur séparé de ce qui est observé. En temps et en heure, cette compréhension s’enracine si profondément que l’individu en tant qu’observateur séparé disparaît subitement et il n’est plus d’observateur mais un témoin. L’observation par un observateur individuel implique inévitablement des réactions de comparaison et de jugement portant sur ce qui est observé. Le témoin impersonnel signifie une observation nouménale du fonctionnement phénoménal sans comparaison ni jugement. Aucune distinction n’est faite entre l’acceptable et l’inacceptable, ni entre la foule d’autres contraires qui réellement sont interconnectés sans être compris comme tels par l’individu.
 Un tel témoin n’est possible que s’il y a une désidentification d’avec le fonctionnement du phénoménal. La signification de la manifestation phénoménale et de son fonctionnement, pris comme une sorte de film rêvé, une apparence illusoire sur l’écran de la Conscience, est alors véritablement comprise. Et une telle compréhension n’est pas celle d’un individu comprenant, mais une aperception, une dimension sans aucun rapport avec une compréhension individuelle.

C’est ce que le sage signifie quand il dit à son disciple :

«  Oh toi pure Conscience ! Ne t’encombre pas d’affirmations et de négations. Demeure dans le silence du bonheur éternel que tu es, et vis heureux. Abandonne toute conceptualisation. N’aie aucune sorte de croyances ou de concepts. Tu es la Conscience éternellement libre. Comment penser peut-il t’aider en quelque façon ? »


La Conscience est tout ce qui existe, non consciente d’elle-même dans cet état originel de subjectivité, mais consciente d’elle-même dans le mouvement « Je Suis ». Avec cette conscience en mouvement surgit la totalité de la manifestation en tant qu’apparence au sein de la conscience. Le fonctionnement de cette manifestation s’appuie sur sa perception. En effet, son existence même dépend du fait qu’elle est perçue, et c’est la raison pour laquelle surgit la séparation fondamentale, l’objet percevant et l’objet perçu. Mais tous deux sont des objets et le percevant n’existe pas en tant que un sujet des objets perçus. Des efforts ont été déployés tant par la science que par les religions organisées pour expliquer la cause de l’avènement de la manifestation, mais en fait l’espace-temps (qui est le mécanisme nécessaire pour que la manifestation puisse apparaître et fonctionner) simplement n’existe pas. L’espace-temps est un concept, et par conséquent la manifestation qu’il contient doit nécessairement être un concept, une illusion, une apparition dans la Conscience. Le plus près de la Vérité auquel soit parvenu et puisse parvenir la science est d’affirmer que la manifestation est un processus auto-généré. Simplement ce processus auto-généré se produit continuellement, ici, maintenant, dès qu’il y a sentiment de présence ; quand ce sentiment de présence (être conscient) n’est pas là (dans le sommeil profond ou sous sédatif par exemple), il n’est pas de manifestation.
En d’autres mots, la seule vérité est l’être, ici, maintenant. Toute pensée implique la création d’images dans le mental, une conceptualisation. Aussi, dit le sage, quel besoin peut-il y avoir à créer des concepts et des images pour vous qui êtes la Conscience même en laquelle la manifestation apparaît ? Une telle compréhension est en soi paix et bonheur. Aucun effort ne peut donner lieu à la paix et au bonheur, parce que l’effort ne peut être accompli que par une entité individuelle (le « moi »), et paix et bonheur impliquent l’absence du « moi » qui pense.
Ashtavakra poursuit sur ce thème. De façon répétée, il souligne que la nature du mental-intellect est de se projeter à l’extérieur de lui-même vers la manifestation et son fonctionnement, vers ce qui est illusoire et irréel. Ainsi l’individu se considère lui-même comme une entité séparée et s’emploie sans relâche à la tentative d’acquérir des connaissances à propos de cette apparence illusoire. Il ne comprend pas que cette poursuite de la connaissance ne fait simplement que proroger l’ignorance à travers une identification erronée avec une entité illusoire. Ashtavakra fait comprendre très clairement que si ce processus n’est pas inversé et que la quête ne se tourne pas vers le dedans, le processus de désidentification ne peut même pas s’entamer.

Ashtavakra dit :

« Tu peux te pénétrer de toutes sortes d’Ecritures, ou même délivrer des discours érudits à leur sujet, mais demeurer dans le Soi ne peut se produire à moins que tout cela ne soit oublié. » (146)

        « Tu peux t’absorber dans le travail, jouir des plaisirs du monde, ou t’adonner à la méditation, mais tu découvriras qu’il est un élan intérieur vers cet état originel antérieur à toute phénoménalité, en lequel tout désir pour des objets phénoménaux est éteint. » (147)

« Tous s’évertuent à l’effort et pourtant se sentent malheureux. Ils ne réalisent pas que c’est cet effort de volonté même qui entraîne le malheur. Ce n’est que par cette compréhension que survient l’éveil en celui qui est béni. » (148)

« Le bonheur n’appartient à nul autre qu’à ce maître d’indolence pour qui même le mouvement naturel du clignement des paupières semble une affliction » (149) 

« Quand l’esprit est libéré des paires de contraires comme ‘ceci est fait, mais cela ne l’est pas encore’, il acquiert une égale indifférence tant pour la vertu, la richesse, le désir des plaisirs sensuels, que pour la libération. » (150)

« Celui qui a de l’aversion pour les objets des sens est considéré comme un ascète, et celui qui les convoite comme sensuel. Mais celui qui ni ne rejette ni ne convoite n’est pas concerné par ces objets. » (151)

Cette série de versets choque le chercheur traditionnel qui a été conditionné à croire que rien ne peut être acquis sans un dur labeur et un effort personnel, et il en est en effet ainsi dans la vie de tous les jours. Ici il lui est enseigné qu’il doit oublier tout ce qu’il a appris, qu’il n’y a pas de différence qualitative entre travail, plaisir et méditation. Le véritable bonheur (la vraie quiétude) ne consiste pas en efforts de volonté pour atteindre le bonheur mais seulement en la compréhension de ce qu’est demeurer en le Soi, et demeurer en le Soi ne peut être acquis, cela se produit spontanément quand l’esprit est libre des concepts de bien et de mal, d’acceptable et d’inacceptable, et de toutes ces paires de contraires. Le sage nous dit que l’illumination, ou habiter en le Soi, est notre état naturel. Cela n’a pas à être acquis. Tout effort de volonté ne fait que renforcer l’ego, le « moi », qui est lui-même l’obstacle qui recouvre et dissimule notre état originel. Qui plus est, le sage nous assure que la compréhension véritable de ce fait même, est tout ce qui est nécessaire au chercheur ! Quand la compréhension est vraie et profonde, la question « J’ai bien compris ce que vous dites, mais ayant assimilé votre théorie, que dois-je faire effectivement dans la vie quotidienne ? »  ne se pose pas. Elle ne peut se poser. Si elle se pose, la compréhension n’a pas été véritable ou suffisamment profonde.
Spécifiquement, qu’est-ce que la compréhension véritable ? Que signifie-t-elle précisément ? Il serait difficile de donner une réponse plus succincte que celle du sage Chinois Shen-hui : « Ce n’est qu’en évitant les intentions que l’esprit sera débarrassé des objets ». En d’autres termes, la véritable compréhension serait qu’il n’est pas d’entité individuelle séparée qui puisse avoir des intentions et par conséquent il n’est personne qui puisse avoir un pouvoir de choix concernant décision ou action. La véritable compréhension est que l’apparente entité individuelle ne vit pas mais est vécue en tant qu’instrument à travers lequel fonctionne la Conscience. Une telle compréhension — que l’entité individuelle ne peut être le sujet d’un quelconque objet — doit nécessairement signifier qu’aucun individu ne peut être ce qui comprend, ne peut être le « comprenant » de quelque connaissance que ce soit. Lorsqu’aucun individu n’existe, ce qui subsiste est aperception, illumination, compréhension.
Une compréhension véritable comporte la réalisation qu’il n’est que la notion « moi », l’ego, pour avoir intention, volition ou désir. Ils sont réellement tous synonymes. Il y a l’idée fausse que l’absence d’intention, de désir ou de motivation implique une inaction dans le phénoménal. Or tout ce que ça signifie, c’est qu’en l’absence d’intention, l’action qui ne peut pas s’arrêter, l’action qui doit se produire et qui se produira, ne sera pas une action volontaire, mais sera spontanée, nouménale.
La compréhension véritable comportera aussi la réalisation qu’en l’absence d’un quelconque individu comprenant, cette compréhension ne peut être le résultat ou la conséquence d’effort exercé par un agissant qui n’existe pas. Ce ne peut être qu’une survenue spontanée, une conséquence de la tendance naturelle de la Conscience identifiée : cet inhérent élan intérieur vers la désidentification.
C’est à partir de ce point de vue de la futilité de l’action volontaire que le sage fait cette étonnante déclaration : le Bonheur n’appartient à nul autre qu’à ce maître d’indolence pour qui même le mouvement naturel du clignement d’yeux semble une affliction. Ce qu’il cherche à suggérer, c’est que l’action continuelle du clignement de la paupière, considérée comme un acte volontaire, aurait été une réelle affliction. Le processus du clignement de paupière, le processus respiratoire, le cycle digestif et le travail incroyablement complexe du système nerveux sont tous des fonctions involontaires dans l’organisme corps-mental humain. Elles ne nécessitent aucune action volontaire de cette notion-« moi ». Pour le « maître d’indolence » toutes les actions qui se produisent à travers son organisme corps-mental sont aussi involontaires que ces processus-là. Il ne se considère pas lui-même comme un agissant individuel, auteur de quelque action que se soit se produisant par le truchement de son organisme corps-mental. C’est pourquoi le sage y fait référence comme un « maître d’indolence ». Un tel maître d’indolence ne fait qu’assister en témoin à tout ce qui arrive (sans comparer ni juger). Toutes les actions qui ont lieu à travers les nombreux organismes corps-mental, y compris le sien, sont vues comme faisant partie du fonctionnement de la Totalité.
Un visiteur demanda une fois à Ramana Maharshi, le grand maître de l’indolence, pourquoi lui, le Maharshi, ne s’engageait pas dans des œuvres sociales, ou pour le moins, ne sortait pas pour prêcher son enseignement au dehors au lieu de rester simplement allongé sur sa couche. Le Maharshi calmement lui demanda, « Comment savez-vous que tout ce qui est nécessaire n’est pas déjà en train de se produire par le simple fait de ma présence ici ? » 
Vous devenez un maître d’indolence lorsque tout sentiment d’un agir personnel s’est totalement perdu. Abandonnez l’action, cessez d’agir, et vous devenez un indolent. Abandonnez le sentiment d’un agir personnel, laissez l’action se produire d’elle-même, et vous devenez le maître d’indolence.
Le sage entame cette série de versets en avertissant le chercheur que plus il engrange de concepts, plus il en discute, et  plus il charge sa mémoire qui est l’entrepôt d’où fusent de plus en plus de concepts. Ces concepts ajoutent au conditionnement qui recouvre l’état originel de résidence dans le Soi. Demeurer dans le Soi signifie absence de pensées et de conceptualisation. Dans ces rares moments où le corps est détendu et l’esprit au repos, il existe un stade où l’ego n’est pas conscient. Inconscience de l’ego est la conscience du Soi. Quand le « moi » est absent, c’est le « Je » — l’impersonnel « Je » universel — qui est présent. Dans la vie quotidienne, l’être humain, s’arroge à tort le choix de ses décisions et une liberté d’actions entre des alternatives. Il consume toute son énergie à s’inquiéter à propos de résultats. C’est la raison pour laquelle Ashtavakra dit que l’homme sage est libre des paires de contraires tels que « ceci est fait mais cela reste à faire ». Il est important de noter que cela ne veut pas dire que l’homme sage est totalement inconscient de ce qui est fait et de ce qui reste à faire. S’il en était ainsi, ce ne serait pas un homme sage, ce serait un simplet, un homme stupide. Ce qui se passe, c’est qu’une véritable conscience de ce qui reste à faire induit spontanément l’action nécessaire sans l’intervention de l’esprit. L’homme sage est également conscient que toutes les actions qui ont lieu à travers son organisme corps-mental font partie du fonctionnement de la Totalité. Elles sont soumises aux limitations des caractéristiques naturelles — physiques, mentales, psychiques — dont le corps-mental fut doté au moment de la conception. L’homme sage fait des efforts sans se préoccuper des résultats puisqu’il a conscience qu’il n’a de choix ni pour les uns ni pour les autres.
Il est nécessaire de comprendre clairement le concept des contraires. Tout dans la vie se présente sous la forme de contraires, et tout ce à quoi il est accordé une valeur ou qui fait l’objet d’un choix, est l’un des pôles d’une paire de contraires. Toutes les qualifications spatiales sont des contraires : dedans-dehors, en-haut-en-bas, gauche-droite. Nos valeurs morales et esthétiques se présentent également en termes de contraires : fort-faible, succès-échec, beau-laid. Nos sciences et philosophies de même : l’ontologie s’occupe de l’être et du non-être, la logique du vrai et du faux, la réalité et l’apparence. La vie et son vécu semblent n’être constitués que de contraires.
Il n’y a que les êtres humains qui sont concernés par les contraires en tant que problème. Il est certainement des contraires dans la Nature, mais le fait est que ce sont les êtres humains qui créent la séparation entre grands et petits poissons, fruits mûrs et fruits verts, animaux intelligents et animaux stupides, animaux auxquels on peut se fier et animaux peu fiables. La souffrance et le plaisir existent aussi pour les animaux, mais ce n’est pas un problème pour eux : quand un chien a mal, il jappe ; quand une biche est en danger, il ne fait aucun doute qu’elle a peur. Mais l’animal ne se désole pas des douleurs du passé et ne craint pas le danger à venir. L’être humain est prompt à souligner qu’effectivement là réside la différence entre un animal stupide et un être humain intelligent. Dans cette disposition d’esprit, l’homme oublie qu’il n’est pas séparé de la nature, que le don d’intellect chez l’être humain est lui-même un cadeau de la Nature. Il se trouve cependant que ce cadeau est douteux et à double tranchant. C’est l’intellect (générant la conceptualisation) qui est à l’origine du malheur de l’homme. L’intellect est responsable de la création de la séparation entre des contraires qui sont en fait inséparables, dans le sens où l’un ne peut pas exister sans l’autre, ne peut exister par lui-même.
C’est l’esprit humain, l’intellect humain, qui refuse d’accepter l’interdépendance naturelle des contraires comme un fait de la vie. La vie et la mort deviennent la vie opposée à la mort. Le bien et le mal deviennent le bien opposé au mal. La vie devient alors un continuel processus de choix et la poursuite de ce choix. L’intellect ne réalise pas que la division en contraires n’est pas naturelle et qu’elle signifie conflit et malheur. Faute d’accepter l’interdépendance des contraires, il les a désunis, et la misère humaine repose précisément sur cette séparation. L’intellect ne se rend pas compte que plus on accorde de valeur à quelque chose, plus l’éventualité de sa perte devient obsédante. Il se trouve que l’être humain est entraîné et conditionné depuis sa plus tendre enfance à choisir l’un au détriment de l’autre, et cela ne peut se faire pour la simple raison que ce n’est pas naturel. Ni le mal ni la maladie ne peuvent être complètement éradiqués. Quand une maladie est éradiquée, elle est toujours remplacée par une autre.

Le fait est qu’en cette vie soumise à un changement constant, il est vain de rechercher ce qui est considéré comme acceptable à l’exclusion de tout ce qui est considéré comme inacceptable. Réellement l’ « acceptable » et l’ « inacceptable » changent continuellement en fonction des circonstances : le Bonheur consiste à accepter le principe de la polarité, à accepter que les contraires interdépendants sont le fondement à la fois de l’univers et de son mouvement. La vie alors devient un art, maintenant en équilibre les contraires interdépendants. Comme dit Lao-tzeu : « Connaître le masculin et conserver le féminin, c’est devenir un courant universel ; à devenir un courant universel, on n’est pas séparé de l’éternelle vertu. » « Masculin et féminin », évidemment, ne se réfère pas tant au sexe qu’aux caractéristiques dominantes du masculin et du féminin. Les contraires interdépendants, en d’autres termes, sont comme les deux faces opposées mais inséparables d’une pièce de monnaie, des deux pôles d’un aimant, ou les pulsations et intervalles d’une vibration.
Jusqu’à relativement récemment, c’est-à-dire jusqu’à ce que la physique de Newton (qui a prédominé pendant plusieurs siècles) ait été dépassée par la physique moderne, l’idée de l’intime unité des contraires était reléguée aux seuls mystiques, essentiellement Orientaux. Mais aujourd’hui, même la science a accepté la réalité comme une union de contraires. Ainsi, par exemple, repos et mouvement ne sont plus des contraires. Selon la théorie de la relativité, « chacun est les deux». Un objet pour un observateur peut être au repos, alors que pour un autre observateur, au même moment, il peut être en mouvement. De même, la distinction entre onde et particule a dû disparaître quand il a été découvert que dans certaines circonstances, l’onde pouvait se comporter comme une particule, et vice versa — ainsi nous avons maintenant des « ondicules ». Il n’est plus maintenant de séparation entre masse et énergie, et les anciens « contraires » sont présentement vus comme deux aspects d’une même réalité. La population d’Hiroshima et de Nagasaki a fait l’expérience de cette découverte de la façon la plus horrible qui soit.
Les mystiques Orientaux ont longtemps soutenu qu’un soudain mouvement spontané (Je Suis) dans la Conscience-au-repos (non consciente d’elle-même) a donné naissance à toute la manifestation. Concurremment avec ce mouvement de conscience, l’énergie potentielle s’est activée, et depuis lors, rien dans l’univers n’a été statique. Les choses et les évènements qui semblent séparés et irréconciliables tel le sujet et l’objet, le passé et le futur, la cause et l’effet etc. ne sont de fait qu’une seule vibration. Une vague n’existe qu’en tant qu’unité « crête-creux ». Comme l’a exprimé relativement récemment Alfred North Whitehead, « Tous les éléments de l’univers sont comme un flux et reflux vibratoire d’une énergie ou activité sous-jacentes. »
Ayant dit tout cela sur l’interdépendance des contraires, le point réellement important serait totalement manqué s’il n’est pas réalisé que les contraires n’ont pas d’existence réelle si ce n’est comme un concept. Voilà ce que le sage veut communiquer à son disciple. Le malheur de l’homme repose sur le fait qu’il essaie d’éradiquer un des contraires — le laid, le mal, la faiblesse, la stupidité. Dans de telles tentatives, le fait que les contraires n’existent pas, sauf en tant que concept, est oublié. Les contraires sont une illusion créée par l’esprit à travers une séparation conceptuelle. Comme l’a dit Lao-tzeu lorsque vous pensez à la beauté en tant que beauté, la laideur est déjà là; et ce qui est tenu pour beau ici est considéré laid ailleurs.
Omar Khayyam l’exprime ainsi :

Après un silence momentané parla un vase
Plus maladroitement tourné ;
« Ils rient de moi car je me tiens de travers
Quoi ! Est-ce que la main du Potier a alors tremblé ? »

Ashtavakra dit : « Quand l’esprit est libre des paires de contraires, tel ‘ceci est fait et cela ne l’est pas’ il acquiert une même indifférence pour la vertu, la richesse, le désir des plaisirs sensuels, comme pour la libération. ». Le sage souligne le fait important qu’une fois la séparation perçue comme un simple concept, tous les contraires conceptuellement séparés perdent toute pertinence. Tout ce qui subsiste alors est le sentiment impersonnel de présence, sans aucun nama-rupa, nom et forme individuel — le « Je Suis »
                        Pour citer Omar Khayyam encore :

Il y avait la Porte pour laquelle je ne trouvais pas de Clé ;
Tu étais le Voile à travers lequel je ne pouvais voir ;
Il y eut pendant quelque temps de petits mots échangés entre Moi et Toi
— Et puis plus de Toi ni de Moi

En l’absence de toi et de moi, en l’absence de séparation, réside le vrai bonheur. Il n’est pas de sujet poursuivant un objet, serait-ce une chose appelée « libération ». Le sage nous dit clairement que le bonheur n’est pas quelque chose qu’un individu peut pourchasser et acquérir. Le vrai bonheur n’existe qu’en l’absence de conceptualisation.
         Ashtavakra poursuit sur le thème de la vanité de créer des séparations  entre l’acceptable et l’inacceptable, en tant que contraires :

« Le désir est à la racine de l’ignorance, et aussi longtemps que le désir persiste, le sentiment d’acceptable et d’inacceptable, qui est la ramée et le tronc de l’arbre du samsara, doit nécessairement continuer. » (152)

« L’activité engendre l’attachement, l’abstention d’activité génère l’aversion. Libéré de l’asservissement des contraires, l’homme sage établi dans le Soi, vit tel un enfant. » (153)

«  Celui qui est attaché au samsara veut y renoncer pour se libérer du malheur. Mais celui qui n’y est pas attaché continue à être dans le samsara et cependant vit heureux. » (154)

« Celui qui est en quête d’illumination en tant qu’individu, et qui est encore identifié au corps, n’est ni un jnani ni un yogi et il endure le malheur » (155)

« A moins que tout ne soit totalement oublié, tu ne peux être établi en le Soi, quand bien même Shiva, Vishnou ou Brahmâ serait ton précepteur. » (156)

Le sage commence cette série de versets en affirmant que le désir est à la racine de l’ignorance (et du malheur). Le désir crée les contraires d’acceptable et d’inacceptable. L’acquisition de ce qui semble acceptable contient le germe de l’inacceptable en raison de la peur de perdre ce qui a été acquis.
Même dans le cas de la maladie physique, en connaître la cause est la moitié du remède. Dans le cas de l’affection psychologique qui conduit à se sentir malheureux, en connaître la cause ne nécessite aucune action positive supplémentaire, car l’affection psychologique n’a pas de fondement matériel. Il est curieux qu’un être humain aille chercher auprès d’un guru une solution active, tel un type de méditation, pour se débarrasser de l’affection psychologique du chagrin. La farce est que l’affection psychologique est la conséquence de la recherche de ce qui est acceptable, et voilà maintenant que naît une quête supplémentaire visant à éliminer la conséquence de la recherche initiale ! Avec la recherche du bonheur vient la recherche suivante d’un but spirituel nommé illumination. La recherche se poursuit sans fin pour aboutir à la frustration. C’est la raison pour laquelle le sage énonce cette affirmation simple : la racine de la misère dans le samsara (la vie dans le monde) est le « désir » et le désir conduit à rechercher ce qui à ce moment-là est jugé acceptable. En d’autres mots le sage dit, « Arrête de vouloir ce qui semble acceptable. Satisfais-toi de Ce-qui-Est, sans vouloir le changer en mieux. Le mieux est sans fin, et recherche — et frustration — ne cesseront jamais. »
Désir signifie mécontentement, ne pas être satisfait de Ce-qui-Est. Le fondement du désir est le temps et la durée. La souffrance psychologique signifie simplement vouloir quelque chose qui n’est pas là maintenant ou au contraire rejeter ce qui est là en ce moment. Ce que dit le sage est très simple. Il dit que le passé est mort et que le futur est non-existant. Ce qui est présent est le moment présent, l’éternel moment présent d’où peut être observé le mouvement illusoire du futur au passé. Le moment présent n’est pas entre le futur et le passé, mais il est la constante dimension intemporelle, hors de la durée. Il doit en être ainsi car le flux du temps ne peut être observé excepté d’un point hors de la durée. Ne vis pas dans les frustrations ou les succès du passé, ne vis pas dans les projections de peurs et d’espoirs du futur. Demeure dans le moment présent et tu ne seras concerné ni par le bonheur ni par le malheur. Le « dedans » est le Royaume de Dieu, le Royaume des Cieux. Il ne nécessite pas d’être « recherché » comme un objet, par un objet humain.
Finalement Ashtavakra libère le disciple de l’asservissement ultime, l’asservissement au guru lui-même. Il déclare que tout ce qui est amassé intellectuellement doit être abandonné car, mis à part le sentiment impersonnel de présence (Je Suis), tout est conceptuel. Le sage dit : « A moins que tout ne soit totalement oublié, tu ne peux être établi en le Soi, quand bien même Shiva, Vishnou ou Brahmâ serait ton précepteur. »
Dans Ainsi parlait Zarathoustra de Frédéric Nietzsche, Zarathoustra donne à son disciple l’ultime message : Tout ce qui devait être dit a été dit ; tout ce qui était à comprendre a été compris. Maintenant oublie tout ce qui a été dit. Oublie tout ce que j’ai dit excepté ce dernier message. Méfie-toi de Zarathoustra !
À moins que l’individualité ne soit totalement éliminée, comment pourrait-il y avoir illumination ? Illumination signifie l’annihilation de l’individualité. La recherche commence avec l’individu mais se termine avec l’annihilation de l’individu. L’illumination ne peut jamais être un accomplissement personnel. L’illumination est un évènement impersonnel dans le phénoménal.
La littérature depuis bien des siècles a pour un de ses thèmes principaux, la cause du malheur. L’origine du malheur a été reliée à une variété étonnante de sources, de l’hérédité à l’éducation et jusqu’à Satan. Mais réellement il suffit de réfléchir un peu calmement — et c’est ce que souligne le sage — pour qu’il soit clair qu’il n’est véritablement qu’une seule cause au malheur humain. C’est le concept du « moi », la notion d’un individu séparé en tant que sujet avec le reste du monde comme son objet. Le désir, l’avidité, l’envie, la fierté, l’ambition etc. qui de façons variées sont décrits comme étant causes de la misère humaine, ont tous leur racine dans cette fondamentale conception erronée du soi individuel. Le bonheur n’est véritablement représenté que par la présence universelle qui ne connaît pas de « moi » en tant qu’individu, l’impersonnalité de la Conscience qui ne survient qu’avec l’annihilation du « moi » en tant qu’agent agissant séparé.
La recherche, la quête du pur bonheur — la quête spirituelle — commence avec l’individu. D’abord, un irrépressible élan extérieur tourne l’esprit vers le dedans. Ensuite le processus de désidentification s’entame par la rencontre de l’individu identifié avec un guru et/ou le commencement de lectures sur le sujet. Inexorablement entraîné par cet élan, il lit énormément et acquiert ce qu’il considère être une vaste connaissance (accompagnée d’une grande fierté en tant que chercheur). Cependant ce qui s’est passé en fait, c’est que durant tout ce temps, durant toutes ces lectures, n’ont été acceptés que les seuls énoncés de « vérité » qui s’accordent avec les notions conditionnées du chercheur. Il a commodément rejeté (consciemment ou inconsciemment) toutes celles qu’il n’a pas aimées ou comprises. Il en résulte un patchwork de philosophie personnelle et, ainsi armé, le chercheur devient de plus en plus impatient de réformer le monde. C’est cette « connaissance », dit le sage, qui doit être « oubliée », qui doit tomber avant que quoi que ce soit de valable puisse se produire. A moins que cette ignorance travestie en connaissance ne soit rejetée, dit le sage, tu ne peux être établi dans le Soi, « quand bien même Shiva, Vishnou ou Brahmâ serait ton précepteur ».
Au cours de l’évolution spirituelle, le chercheur, le moment venu, comprend que ce qu’il prenait pour connaissance n’est en réalité que de l’ignorance. Il se dévêt alors de ces dehors de savoir conceptuel et se rend nu vers un guru qui a réalisé le Soi (ou plus exactement, les circonstances font qu’il se trouve conduit vers le guru approprié) qui l’habille des vêtements d’une compréhension véritable. Ce n’est qu’alors que l’élan trouve son aboutissement et que s’accomplit le processus — le processus impersonnel — de désidentification de la Conscience identifiée.

© Publié avec l'aimable accord des Éditions Aluna

jeudi 24 janvier 2013

• Même les arbres se préparent à mourir...

Ma réincarnation

Arté. Documentaire - 1h39min - Diffusé le 23-01-13 à 23:40

Maître bouddhiste dzogchen, Namkhai Norbu Rinpoché a dû fuir le Tibet en 1959, à l'instar du dalaï-lama et de milliers de moines révoltés contre l'occupation chinoise. En Italie, où il s'est installé et marié, il s'est consacré à la perpétuation et au développement de la tradition tibétaine. Charismatique et plein d'humour, son enseignement lui a progressivement valu une notoriété internationale. Le maître espérait naturellement être suivi sur cette voie par son fils Yeshi, déclaré être la réincarnation d'un de ses oncles, également maître dzogchen. Le jeune homme acceptera-t-il ce lourd héritage...?



jeudi 17 janvier 2013

• Maintenant... ou jamais - Daniel Morin




Ce qui est commun à tous les êtres humains, c’est l’envie de connaître un sentiment de plénitude qui dure face aux manques vécus dans la vie courante. Or ce sentiment de plénitude, de non-manque, n’apparaît que par la dissolution de la croyance à ce qui est appelé ici “l’entité séparée”.
Nous vivons  en effet une histoire fictive que nous ne remettons jamais en doute et qui consiste à croire à un personnage réel autonome (le moi séparé), qui pense pouvoir gérer sa vie. Cette illusion première acquise comme vraie est à l’origine de nos illusions et de nos insatisfactions.
Pour Daniel Morin, l’unique racine de toutes les croyances est l’interprétation fausse que nous sommes une individualité “étanche” qui se croit propriétaire de son corps, ayant une faculté de libre arbitre.
Ce livre n’a pas pour finalité de proposer une nouvelle recette en vue d’obtenir plus tard une amélioration de notre condition personnelle et relationnelle. L’auteur propose un retournement, une position radicalement opposée à l’idée de progression, qui consiste à vivre l’immédiateté comme étant l’expression exacte et impersonnelle de la Vie telle qu’elle est perçue. La dissolution de l’entité séparée n’est pas un but à atteindre dans le futur, car la vision de l’illusion d’être une entité autonome n’est possible que maintenant.
Tout en remettant radicalement en cause nos espérances, Daniel Morin redonne de la valeur à notre humanité et réhabilite l’ordinaire. Il nous invite à “oser être vraiment soi-même”, dans la présence à l’instant.
La seconde partie de l’ouvrage est un entretien amical avec Alexandre Jollien.

La vie commence maintenant. La vie finit maintenant.

Daniel Morin est né à Blois en 1944. Ouvrier dans la métallurgie pendant plus de trente ans, il a travaillé aux côtés d’Arnaud Desjardins entre 1995 et 2008 et vit aujourd'hui à Montpellier. Il a publié Éclats de silence, l’indicible simplicité d’être.

Extrait de l'ouvrage publié avec l'aimable accord des Éditions Accarias-L'originel : 


INTRODUCTION

Depuis quelques décennies, nous sommes envahis d’informations en provenance du monde entier. Le monde spirituel n’échappe pas à ce mouvement. Une des conséquences de cela est que beaucoup de gens habités par cette recherche spirituelle n’ont plus de repères fiables pour s’y retrouver au milieu d’une multitude de données plus ou moins contradictoires. De fait, la juxtaposition, voire la “mondialisation” des diverses sources traditionnelles, non seulement n’amène pas plus de clarté, mais renforce un sentiment de confusion. Chacun essaye de s’approprier ce qui semble répondre au mieux de ses demandes immédiates, et se retrouve aux prises avec des contradictions qui le bloquent et lui laissent un goût d’insatisfaction ou de manque.
L’homme, dans ce que l’on connaît de son évolution, c’est-à-dire de son adaptation à l’environnement, s’est très tôt interrogé sur la vie, la mort, la maladie, son origine, le sens du fait même d’exister dans un milieu hostile, ainsi que sa relation à ce qui le dépasse. Ce n’est pas pour rien que l’homme primitif a toujours dirigé son regard d’une façon interrogative et craintive à la fois, vers “plus haut”, vers “le ciel” , vers cette puissance mystérieuse vue comme extérieure à lui et plus grande que lui.
Il y a donc eu naissance d’un pourquoi fondamental, qui a différencié l’homme de façon marquante du reste des espèces animales. Cette question a généré la quête d’une réponse absolue, ressentie intuitivement comme libératrice et porteuse du pouvoir de maîtriser la vie. Ce va-et-vient incessant et mécanique entre la question et la réponse s’est bien sûr complexifié et sophistiqué au fil du temps.
Subtilement, cette recherche de réponse libératrice au pourquoi fondamental s’est divisée en deux branches. L’une, matérialiste, à la recherche de la paix et de la sécurité sur le plan concret, s’inscrit dans la temporalité et la causalité. L’autre, spirituelle, vise le bonheur éternel.
Aujourd’hui, nous pouvons constater que le plan matériel n’a pas répondu aux attentes de sécurité et de paix de chacun. S’il a facilité le quotidien de certains, il a dans le même temps aggravé les conditions de vie des autres. Les dirigeants des pays ont promis en vain de répondre aux aspirations de paix et de bonheur des gens. Mais ce bonheur promis est toujours pour demain, plus tard, quand… Beaucoup ont perdu leurs illusions dans ce domaine.
Les espoirs perdus ont pu alors se reporter sur les idéologies spirituelles. Les espérances déçues sur Terre ont été sublimées en l’espoir d’un bonheur éternel après la mort. Chaque tradition a représenté à sa manière cet au-delà, puis a posé ces représentations en tant que vérités indiscutables. Les grandes religions du monde promettant l’amour universel sont pourtant à l’origine de nombreuses guerres au nom du principe d’amour.
Ce qui est commun à tous les êtres humains, c’est l’envie de connaître un sentiment de plénitude qui dure face aux manques vécus dans la vie courante. De ce fait, la spiritualité a pris une place de plus en plus importante dans notre monde. Les enseignements s’y référant proposent un but, une espérance dépassant tout ce qui a pu être connu jusqu’alors, indépendamment des connaissances scientifiques ou des progrès techniques. Certains vont viser l’amour, un état de non-peur, de non-égoïsme, de compassion ou d’équanimité émotionnelle.
Au sens habituel, la spiritualité propose d’être en relation avec  l’Unicité, l’Illimité, la Totalité, le Mystère, Dieu. J’emploie ici le mot Dieu dans le sens de l’Indéfinissable, non dans le sens d’une entité créatrice qui aurait des pouvoirs suprêmes et qui punirait ou récompenserait ses créatures selon leurs mérites. Pour moi, Dieu est le Mystère de la Vie, non seulement ce que l’on appelle communément notre vie, c’est-à-dire l’espace-temps compris entre la naissance et la mort, mais aussi ce qui permet la vie.
Cet aspect de la spiritualité n’a rien à voir avec l’érudition ou l’appartenance à une tradition, une religion ou une lignée. Les vraies questions ne sont pas toujours les questions alambiquées exprimées par des spécialistes, qu’ils soient religieux, philosophes, ou scientifiques. Ceux-ci peuvent d’ailleurs être déroutés par des questions enfantines comme : Où va t-on quand on est mort ? Est-ce que grand-père est au ciel ? Où s’arrête l’univers ? Où est-ce que j’étais avant d’être dans le ventre de maman ? Qu’est-ce qu’il y avait avant le big-bang ? Etc.
Nous fonctionnons sur un mode binaire, entre le connu et l’inconnu, ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas. Nous admettons facilement ne pas connaître certaines choses, mais avec en arrière-plan l’idée qu’un jour enfin, nous les connaîtrons. Je voudrais rajouter une notion sur laquelle on n’a pas l’habitude de s’arrêter : l’inconnaissable, souvent confondu à tort avec l’inconnu.
L’inconnaissable échappera toujours à la mesure du temps et de l’espace. Il contient le connu et l’inconnu, et peut être apparenté à la notion de Dieu, d’Unicité ou de Conscience indéfinissable. L’Inconnaissable peut se révéler en tant que saveur intuitive, sans nécessiter de validation par la pensée. Ce sentiment de plénitude, de non-manque, n’apparaît que par la dissolution de la croyance à ce que j’appelle l’entité séparée. La certitude du Tout apparaît dans la partie. C’est l’expérience décrite comme grâce par des mystiques ou des personnes vivant un moment d’abandon de soi.
Chaque tradition recèle des exemples vivants de femmes et d’hommes qui sont beaux, qui font envie et qui témoignent d’une ouverture aux autres traditions, au-delà même des contradictions apparentes. Toutefois, beaucoup d’histoires traditionnelles sont considérées comme des réalités indiscutables,  et bloquent une certaine liberté de penser.
Il nous est habituel de rechercher un sens personnel à notre vie, de nous référer à des histoires transmises qui impliquent le temps et l’espace : C’est parce que j’ai vécu ceci dans mon passé que je vis cela maintenant. À mon sens, ce genre de propos est faux[1] parce que réducteur, excluant l’évidence que tout se joue en même temps, tous les échanges, tous les mouvements, sur tous les plans. Nous utilisons les croyances pour donner du sens à notre existence. Ce que j’appelle croyance, c’est prendre pour vrai ce qui relève de la pure imagination.
La première histoire fictive que l’on ne va plus mettre en doute, par habitude, est de croire à un personnage réel autonome que j’appelle moi-séparé, qui croit pouvoir gérer sa vie. Cette illusion première acquise comme vraie est à l’origine d’une confusion spirituelle.
Alors y aurait-il une vision déformée de la spiritualité[2]? Pour moi, oui, lorsque notre idéal prédomine sur la réalité vivante. Notre idéal, pensé comme vrai, s’oppose à la réalité présente, pensée comme ne devant pas être telle qu’elle est. Considérer qu’il devrait y avoir un autre état à la place de celui qui est déjà là, c’est considérer qu’il manque quelque chose à la vie telle qu’elle est. Cela ne s’oppose absolument pas bien sûr à un désir personnel d’amélioration dans le temps. Mais ne pas voir ce qui est reviendrait à dire qu’il manque quelque chose à la totalité présente, en oubliant momentanément que nous sommes partie intégrante de cette Totalité qui nous dépasse.
Cette déviance va être alimentée par toutes les histoires créées par l’homme pour trouver un sens à la vie, qui bien souvent entretiennent l’illusion[3] d’une finalité grandiose. Ces histoires entretenues de tout temps masquent la peur fondamentale de l’homme face au mystère de la vie, au grand Je ne sais pas.
Je ne cherche pas à nuire aux grandes traditions spirituelles ou aux institutions religieuses en place depuis des millénaires – ce qui est peu par ailleurs à l’échelle de l’histoire de l’univers – ni à dévaloriser d’autres points de vue idéologiques. Je ne mets pas en doute le fait que, la plupart du temps, les enseignements traditionnels tentent de prôner avec sincérité les valeurs morales de bonté et d’altruisme pour l’humanité, hélas sans grands résultats probants. Force est de constater, aussi loin que la mémoire puisse remonter, que l’harmonie humaine espérée, la santé spirituelle proposée, l’amour partagé, font cruellement défaut dans la société.
Ce livre n’a pas pour finalité de proposer une nouvelle recette en vue d’obtenir une amélioration de notre condition personnelle et relationnelle plus tard. Je propose ici une position radicalement opposée à l’idée de progression, qui consiste à vivre l’immédiateté comme étant l’expression exacte et impersonnelle de la Vie telle qu’elle est perçue. Ce n’est pas contradictoire avec la légitimité naturelle de l’homme de vouloir trouver le bonheur de son vivant.
Il y a bien sûr une apparence de progression dans la vie courante. La notion de progression n’est pas fausse en soi, si on se réfère au concept du temps, mais ne remet pas en cause l’idée de séparation : Si moi, en tant qu’entité, progresse, j’arriverai un jour au but... Ce que l’on croit personnel, ma progression, est une vue partielle de la conscience que l’on s’approprie en tant qu’individu. L’idée d’une progression ne peut exister que dans le concept du temps. Celui-ci n’existe que par comparaison entre passé, présent et futur. Dans l’idée de progression, il y a une diminution imaginaire de la distance entre moi et mon but idéalisé. Ainsi, même si les éléments utilisés dans l’approfondissement de la quête semblent très pertinents, il n’en reste pas moins que le but recherché est toujours hors de portée.
Je vais marteler et répéter de différentes façons une seule et unique chose.
Le but est dans le point de départ, ici, dans le présent, expression exacte et impersonnelle de la Réalité, de Dieu.
La dissolution de l’entité séparée n’est pas un but à atteindre dans le futur, car la vision de l’illusion d’être une entité autonome n’est possible que maintenant, là où sont nos pieds.
Puisqu’aucune chose n’existe indépendamment des autres, étant en interrelation simultanée, il n’existe pas d’extérieur à la Totalité. Il n’existe donc pas de séparation ou d’autonomie d’un élément  ayant un libre arbitre indépendant de son environnement.
J’observe que, bien que convaincus intellectuellement par la non-séparation, beaucoup d’enseignants spirituels ne placent pas cette évidence en priorité, et restent accrochés à leur croyance en une entité qui devra évoluer, se transformer, changer afin d’atteindre un état spécial personnel et permanent.
Comment celui qui se croit séparé pourrait-il un jour vivre une non-séparation ? Comment les efforts d’un personnage pourraient-ils aboutir à sa  propre disparition ? C’est aussi vain que vouloir faire l’expérience d’une absence, car il faut une présence pour pouvoir concevoir une absence.
Ce petit livre n’a pas d’autre objectif que d’insister sur ce point initial et capital : la remise en cause du moi-séparé qui se croit et se revendique propriétaire du corps vivant, en occultant ce qui permet cela. Cette remise en cause bousculerait pourtant radicalement la plupart des croyances et des espérances humaines. Car ces croyances issues de l’imaginaire servent à masquer cette méconnaissance de l’inséparabilité des éléments connus et inconnus. 
Même si mon propos est de démontrer la non-existence réelle d’un personnage ayant un libre arbitre, je souhaite réhabiliter l’apparence de l’humanité telle que nous la vivons quotidiennement.
Comment essayer de transcrire avec un minimum de mots ce qui les dépasse sans les annuler ? Comment concilier le fait qu’il n’existe que l’Unicité sans nier l’évidence de l’apparence de notre humanité en tant que moi-forme ?
Je n’ai pas l’arrogance de vouloir changer quoi que ce soit puisque le vécu de chacun, difficile ou merveilleux, est d’évidence l’expression exacte de tous les jeux d’attractions et de répulsions des éléments du mystère vivant. Comme dans le premier ouvrage[4], je suis devant l’impossibilité d’échapper à certains paradoxes, du fait même que le langage est limité, duel, et incompétent à traduire l’indicible.


[1] Quand je dis que quelque chose est faux, je ne veux pas dire que c’est mal en soi. Simplement, une logique qui est vraie dans un angle de vue limité ne peut pas l’être d’un point de vue global. C’est un peu comme si, lors d’un calcul mathématique, on devait effectuer une suite de dix opérations. Si nous vérifions les neuf dernières opérations sans jamais trouver d’erreur, puisqu’elles sont justes en valeur et en logique, mais que nous oublions de vérifier la première, le résultat final sera toujours faux. Ce principe montre qu’une erreur fondamentale peut se perpétuer sur une base logique.
[2] Quand je parle de vision déformée, je ne veux pas dire que c’est mal ou que cela ne devrait pas être, mais je veux parler d’une dérive de la vision de l’Unicité, un peu comme si le bras d’un fleuve oubliait sa source.
[3] “Illusion : erreur des sens ou de l’esprit qui fait prendre l’apparence pour la réalité. “ (Larousse)
[4] Éclats de silence – L’indicible simplicité d’être, Éditions Accarias, L’Originel, 2010