vendredi 9 novembre 2012

• Le miracle d'être - Stephen Jourdain


Éveil spontané et éveil recherché

Charles Antoni : Un éveil brusque peut-il survenir sans suivre un enseignement ?
Stephen Jourdain : En théorie tout le monde peut, à tout instant, s’éveiller. Si on retient cette terminologie, il semblerait que l’éveil spontané soit rare. Mais il est vrai que l’Eveil recherché et trouvé est rare également. C’est extraordinairement facile quand on sait faire le geste, (très, très facile, lumineux !), mais très difficile à mettre en place ; il y a un truc !
C’est vrai qu’il y a un truc ! Quand on est petit et qu’on apprend à monter à bicyclette, on se dit que c’est impossible, qu’on ne tiendra jamais sur ce truc-là, impossible ! Et puis on essaie, on se casse la gueule un certain nombre de fois, et tout d’un coup on part sur son vélo. On a appris, on a compris. On ne sait pas expliquer ce que l’on a compris, c’est très difficile mais, tout à coup, on sait monter à vélo. 
Là, on sait monter à Dieu, on sait monter à l’Eveil ; c’est pareil ; il y a un truc. Le tout est de donner le truc, ce n’est pas vraiment évident.
Comment le donner et surtout comment le recevoir ?
La réponse, tout à fait classique, c’est de vous suggérer de retourner votre question, de vous en servir comme d’un instrument pour prendre appui en vous et reculer dans ce que vous êtes. La réponse à une question n’est jamais au bout du doigt de la question, elle est exactement de l’autre côté. Il n’y a pas de réponse de type intellectuel, il n’y a que des réponses existentielles. Et l’existence, cette existence qu’on veut atteindre est l’origine de la question ; il faut donc s’intéresser à l’origine de la question plutôt qu’aux supputations qui se trouvent en aval.
Tu as dit par ailleurs qu’il est important d’être un bon rêveur. Est-ce quelque chose qui procède d’une imagination fertile ? D’une faculté à rêver ? Ou est-ce au-delà du rêve ?
C’est vrai qu’il est important, selon l’expression que j’emploie, de dormir « droitement ». Dormir « droitement », cela impliquerait de n’avoir aucun souci d’Eveil. Il faut y aller… mais il ne faut pas en faire un objet de recherche. La plupart de ces personnes qu’on appelle « chercheurs spirituels » – il n’y a plus que des chercheurs, tout le monde cherche – cela serait un acte de sagesse de leur part, d’abord de ne pas dramatiser, de ne pas aller vers quelque chose. Parce que si on va vers quelque chose, on va forcément aller vers un appât, un gros objet, un monument. Il faudrait procéder très simplement. Il y a toutes sortes de choses qu’on peut essayer de faire, des choses très simples, qui relèvent plus de l’hygiène que de l’étude spirituelle, des choses que nous devrions tous pratiquer, toutes ces choses qui tendent à faire de nous un être vivant. C’est ça : au moins être vivant !
Il s’agit de trucs très simples, de recettes très simples. Ne pas se mentir à soi-même, toujours être parfaitement clair. Mentir aux autres, faire toutes les « saloperies » qu’on a envie de faire dans l’existence, mais ne jamais se les cacher à soi-même. C’est une mesure d’hygiène élémentaire mais il semblerait qu’elle ne soit pas toujours appliquée. Après ça, essayer de se dégager des préjugés d’ordre social. Et puis des préjugés plus importants, métaphysiques. Nous sommes des colliers de préjugés. Moi je n’ai rien contre les préjugés, ni contre quoi que ce soit, je ne fais le procès d’absolument rien, mais encore faut-il que ces préjugés ne nous réduisent pas à leur malheureuse teneur intellectuelle. Or, en général, nous ne sommes qu’un paquet de préjugés : il faut s’en décoller, prendre un peu de recul. Je fais cette suggestion, très simple, que chacun devrait tous les jours, 5 minutes pas plus, avoir un cahier où noter ses préjugés. Il n’est jamais trop tard pour bien faire, même un moribond a intérêt à entreprendre ce type de travail. Je pense que si on arrive à faire cela, ne pas se mentir à soi-même et constamment faire l’inventaire de ses propres préjugés, (par exemple qu’il faut absolument atteindre l’Eveil), on prendra de la distance.
Mais une distance qui ne sera pas suspecte, qui ne sera pas celle de l’introspection. On ne s’examinera pas avec celle de l’introspection. On ne s’examinera pas avec une paire de jumelles, simplement on décodera. Dans l’état habituel on est collé ; on ne va pas parler d’adhésion mais d’adhérence, au sens chirurgical du terme, « collé ». Nous avons nos attributs, nos déterminations parmi lesquelles nos préjugés et nous y sommes collés. Nous sommes comme des légumes qui attachent au fond d’une casserole : il faut absolument libérer les malheureux légumes ou le malheureux fond de la casserole. Petite mesure d’hygiène ! Normalement si on fait cela, on doit être payé en gain de vie, on doit sentir rapidement qu’on est vivant. Mais on risque d’être atterré en se rendant compte qu’on était mort depuis trente ans ! 
Il y a une petite chance pour que l’enfance revienne, que la vie frémisse à nouveau en nous. A partir de là on est digne du nom d’être humain. C’est déjà très bien, c’est l’essentiel. Et si par la suite, on a envie de creuser cette intériorité qui a été remise en place, creuser ce mystère dont le sens a émergé à nouveau, eh bien, on ira joyeusement ! Pas parce que untel l’a dit mais parce que c’est l’appel de la vie. Parce que c’est passionnant et amusant. A partir de là on pourra éventuellement essayer d’accomplir certains actes spécifiques, on pourra essayer de s’éveiller, de se taper sur l’épaule pour tout d’un coup se redresser en soi-même, les yeux grands ouverts alors qu’on croyait être en train de veiller…
Ce qu’il est important de dire c’est que, dans le fond, l’Eveil c’est gai, ce n’est pas triste, c’est vivant. Et c’est désobéissant, ce n’est pas bien-pensant du tout.
C’est une bonne nouvelle !
Mais attention, il est des désobéissances convenues ; il faut beaucoup s’en méfier ! En fait, ce n’est ni bien ni mal pensant. Je ne veux pas dire que ce n’est pas pensant du tout, mais c’est un cri de vie qui fout en l’air, balance en l’air toutes sortes d’idoles lamentables. L’Eveil, d’une certaine façon, est une extraordinaire entreprise de déboulonnage des idoles qu’on a plantées en soi. Mais ceci se fait dans la liesse, la joie et non pas dans la tristesse et la componction.
Stephen Jourdain commence sa production littéraire à partir d'une expérience d'éveil spirituel qu'il dit avoir eue à l'âge de 16 ans. Jean Paulhan lui propose de publier ses textes au début des années 1960 à La Nouvelle Revue française. Bien que son orientation littéraire le classe parmi les auteurs de spiritualité contemporaine (proche de la non-dualité occidentale), il a toujours affiché une distance par rapport à cette catégorie.
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