vendredi 9 novembre 2007

• Moment d'éveil - Jean


Dans un petit chalet perdu dans les alpes suisses, nous étions une dizaines de personnes rassemblées autour de Jean Klein. C’était la première fois que je le rencontrais. Après un long moment de silence, suivi d’un cours préambule, nous avons été invités à échanger. Dans ma tête résonnaient ses paroles : « L’ultime équilibre est vide de perception. Il n’est ni pensée ni sensation. Ce que vous êtes réellement ne se laisse pas expliquer… ». De part mon cheminement antérieur, cela me parlait familièrement. En zazen, j’avais connu brièvement ces moments de contemplation où soudain l’accueil libre de toute attente dévoile son ouverture. Mais ces instants sans anticipation restaient fugaces. Ici, dans ce chalet, l’état de non-désir refaisait surface. Cette disponibilité résultait d’une position de non-choix. J’étais simplement là, dans l’harmonie implicite de ce qui se vivait. Un moment donné, totalement en dehors de ma propre volonté, je me suis levé de ma chaise pour poser cette question qui bouleversa ma vie : « Monsieur Klein, lorsque je suis qui est ? Qui est là, véritablement, derrière ce je suis ? » Le regard de Jean Klein se posa dans le mien avec fermeté et douceur. Un grand silence, semblable à une déconstruction du mental, me faisait vivre une présence non localisée, hors de l’espace et du temps. Ensuite la réponse est venue avec d’autant plus de force qu’il n’y avait plus en moi cette structure psychologique habituelle qui étouffe l’intuition globale : « Lorsque je suis, il n’y a personne, absolument personne… » Ces mots sont aujourd’hui encore imprégnés de présence, entendus, mais non fixés par la mémoire. Dans les jours qui suivirent, quelque chose avait changé, mais je ne savais pas quoi. J’étais incapable de m’emparer de cela, encore bien loin de pouvoir imaginer ce que pouvait être un véritable éveil…

Quelque semaines plus tard, mon ami qui connaissait Jean Klein depuis de nombreuses années me téléphona : « Prépare toi, nous allons à Paris pour un séminaire de deux jours à Royaumont ». J’étais très heureux. Sur place, hélas, beaucoup de monde ! Il n’y avait plus cette belle intimité que j’avais connue en Suisse. Jean Klein était là comme à son habitude. Totalement là… J’ai essayé vainement de me reconnecter à lui, mais il ne donnait aucune prise, strictement aucune. Pendant ces deux jours je me suis trouvé dans une intense solitude. Je commençais à voir autrement mes limitations, mes attentes, mes regards fractionnés, mon manque de vigilance, toutes ces constructions psychologiques qui entretiennent le jeu de l’ego. Au moment de partir, je me suis retrouvé dans une sorte d’abattement qui se transforma progressivement en dessaisissement. Dans la voiture, j’ai pu me placer à l’arrière, sans échanger un mot pendant les cinq heures qui suivirent. Une fois chez moi, je sentais comme juste de ne rien changer, surtout de ne pas interférer dans ce laisser-vivre, et cela jusqu’à l’épuisement. Fatigué, je me suis endormi comme une masse, me laissant sombrer dans le sommeil comme jamais auparavant !

Le lendemain matin, au réveil, je n’étais plus là. Une sorte de globalité pointait directement vers un non-état naturel. Une lucidité silencieuse accompagnait ce qui se faisait, gestes et paroles. Dans un premier temps, ce qui se déployait attirait les derniers résidus de la personne que je croyais être, jusqu’à perdre tout aspect concret. Plus rien n’avait besoin de se justifier en ceci ou en cela. La tranquillité de la présence se suffisait à elle-même. Pendant près d’une semaine, s’est manifestée la véritable nature de l’Eveil, sans division, sans différenciation. Pleinement disponible à l’instant présent, tout se faisait sans acteur, s’épanouissait dans l’hospitalité de l’être entier. Il faut avoir vécu cette activité non commandée, cette attitude innocente et réceptive, pour savoir, corps et âme, ce que veut dire la source du non-agir et la résorption spontanée au sein d’une lucidité silencieuse. Cet abandon à la béatitude, sans requête et sans exigence, s’exprime dans le seul fait d’accueillir, sans que personne n’accueille ; il y a juste accueil ! Cette véritable compréhension s’établit dans le non-savoir.

Impossible de mettre des mots sur cette spontanéité agissante. Le « Je ne sais pas du mental » est accepté comme un fait indiscutable. L’attention n’est plus dirigée vers l’aspect objectif des êtres et des choses, mais repose dans une présence multidirectionnelle indéfinissable. Ce qui s’élève, se libère. Rien n’est personnel dans ce qui s’inscrit dans cet accomplissement. L’univers opère sans qu’il soit besoin d’intervenir intentionnellement. Cela n’empêche en rien la vie sociale et professionnelle. Tout devient beaucoup plus simple et l’esprit éveillé reconnaît instantanément que les manifestations variées sont un déploiement indifférencié de la source.

Cette situation privilégiée n’est pas devenue permanente ! Ce que l’on pourrait appeler le retour dans la matière s’est fait progressivement, jusqu’à me retrouver totalement dans les lourdeurs existentielles de la dualité. J’ai pu en parler avec Jean Klein. Sa réponse fut très claire : « Avant que l’éveil puisse devenir permanent, le mental doit parvenir à une certaine maturité par la capacité de s’auto-informer sur ses limites dans le processus de l’éveil. Par des passages successifs de la dualité à l’unité, se forge la possibilité de transmettre au mental la compréhension du non-état. Alors il n’y a plus récupération mais acceptation. Au seuil de l’être, l’ouverture est encore une perception. La totalité ne peut se déployer que lorsque l’accent est mis sur le non-état ultime, totale disponibilité non orientée dans la présence. L’intuition globale doit précéder la compréhension intellectuelle. A ce moment, tout ce qui est perçu vit en vous, mais vous ne vivez plus dedans. Ce n’est que lorsque l’intellect est enraciné dans la conscience globale, qu’il n’y a plus objectivation». Dans mon cas, les scories de la mémoire exerçaient encore une attraction inconsciente. Une subtile dualité mettait l’accent sur le sujet de la totalité par la sensation… et tout a basculé.
Jean

© Éveil Impersonnel

5 commentaires:

Stéphane a dit…

Tous ces extraits, ces partages simples d'expérience me touchent.
Merci pour ce qu'ils m'invitent à voir.

Gede a dit…

Je suis en conflit intérieur, la recherche, la démarche s'accentuant, dans une urgence douloureuse à la libération, à la recherche de l'Éveil.

Depuis si longtemps, si longtemps, cette quête du Moi explorant toutes les routes que la vie m'a présentée, toujours chaoteuse, stérile, augmentant ma souffrance.

Ton texte, et mes récentes lectures de Jean Klein sont un baume sur mes blessures.

Mais l'Égo, le mental, ressasse, analyse et me maintient dans la tourmente.

Comment arriver à lacher prise?

Chaque texte m'y rapproche et simultanément m'apparait inaccessible.

Cet Éveil qui m'échappe et augmente ma douleur.

Anonyme a dit…

Merci pour ce temoignage.

Patrice a dit…

Bonjour Gede,

Chaque personne porte en elle un silence lucide qui contient le tout et l’harmonise. Tant que nous restons prisonniers de la personnalité fabriquée par la mémoire, tant que nous nous identifions à une personne pensante, agissante et souffrante, nous restons dans la confusion. La véritable présence pointe directement vers sa source et s’anéantit dans un vécu non mental.

Et maintenant, après ces belles paroles, que faire ? Comment se conformer dans l’existence pour soigner ses blessures ? Commençons par une bonne nouvelle ! «L’urgence douloureuse à la libération» atteste que vous êtes sur le chemin. C’est là que commence véritablement le travail sur soi. Avant, on se raconte des histoires, on se rassure avec ce qui se présente, avant de plonger dans la fosse aux lions. Jean Klein a toujours insisté sur quelques points très importants :

«Ne cherchez pas les causes de ce que vous croyez être. C’est une dépense d’énergie complètement vaine. Ce que vous êtes foncièrement est au-delà de toute cause et de tout perfectionnement. Se croire l’auteur de ses actes, a sa racine dans l’illusion d’un moi et des ses manifestations…»

Lorsque cette certitude habitera chacune de vos cellules, le mental va connaître un important apaisement. Alors le «Je» ne cherche plus ce qui est du domaine de l’indéfinissable. Comme le disait Platon, « Cette vérité jaillit soudain dans l’âme comme la lumière jaillit de l’étincelle et ensuite croît d’elle-même».

En même que s’effectue ce travail, il est indispensable de véritablement sortir de la course effrénée imposée par l’ego. La méditation silencieuse permet cela. Je laisse la parole à Jean Klein :

« S’asseoir pour méditer, est le meilleur moyen de se rendre compte que nous ne nous trouvons pas dans l’état méditatif. Nous constatons alors que nous sommes habités par des réflexes profondément virulents, que nous voulons toujours atteindre quelque chose. Nous devons en prendre note pour réellement prendre conscience de notre agitation entre l’avoir et le devenir. Alors, peu à peu, des arrêts surviennent pour couper cette excitation».

C’est par cette pratique régulière, une fois par jour, que se dévoile ce qui n’a ni centre ni périphérie, là où il n’y a plus ni le sujet de l’expérience, ni l’auteur de l’acte … Personne, absolument personne… Dans une acceptation pleine et entière de se dépouiller de ce que l’on croyait être, sans résistance, hésitation ni contrainte, une souplesse vigilante s’installe. Ni plus, ni moins. Après un certain temps de pacification, les vibrations de la plénitude consument toutes les traces d’intention et de volition. C’est par un dépouillement total que se révèle la joie ineffable de la félicité.

Gede, tout est en vous ! Laissez fleurir cette conviction profonde que vous êtes déjà le Tout. Abordez la pratique qui vous semble la meilleure. C’est vous le chef d’orchestre, avant que vous ne disparaissiez totalement de la scène. Et n’oubliez pas ! Ce n’est pas le moi qui médite, il y a juste méditation, écoute sans choix ni jugement, lucidité silencieuse dans laquelle toutes les inhibitions s’évanouissent …

Bien cordialement, Jean

Anonyme a dit…

Je me reconnais totalement dans les tourments décrits par Gede, alors un grand merci à Jean pour sa réponse (et pour son témoignage à l'origine de ces commentaires).